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Train de fuite

Entre deux âges, les yeux sombres et pénétrants, la peau dorée à la vanille des îles, les cheveux noirs brillants, sobrement tirés dans une belle queue-de-cheval ondulée, elle attend le train assise sur le quai de cette gare balnéaire. C'est le mois d'août, on est presque à l'Assomption, un matin presque comme un autre pour ce quai de gare. Les futurs voyageurs arrivent les bras chargés de sacs, poussant ou tirant une valise sur roues. Ils ont le teint halé, du clair au sombre. Il n'y a que cette souriante grand-mère gâteau qui a gardé une fraicheur scandinave sous sa large capeline. Le regard dans le vide du silence de ses pensées se posant entre deux bruits de haut-parleur, elle attend le signal du départ, du départ de sa course-poursuite d'une vie faite de fuites.

 

Devant elle un homme se pose déjà, cherchant son regard de ses yeux. Il doit sans doute chercher une compagne de voyage, histoire de finir les vacances sur une nouvelle conquête à raconter au bureau en rentrant. Dans le silence d'un sourire trompeur, elle fait non de la tête à cette question qu'elle n'a pas écoutée. Elle pense à ce matin sur la plage aux premières lueurs du jour d'avant le soleil. Elle se revoit marchant seule pieds nus, caressant les vagues échouées de la pointe de ses pas. Elle n'a pas voulu le réveiller, il était si beau allongé sur les draps blancs de ce lit d'hôtel, éclairé de la promesse du matin. Elle a voulu faire seule cette dernière promenade d'amour matinal. Elle a voulu cette errance solitaire pour forger dans ce décor de film-passion ses souvenirs de cet amour d'été. Un autre amour d'été, comme d'autres avant. Elle pourrait écrire sa vie de femme comme une suite de nouvelles d'amour d'été, d'été de soleil, d'été de pluie. Quelle malédiction l'a donc frappée pour que sa vie ne soit qu'une suite d'amours d'été, qu'ils aient été en cette saison ou en une autre, sur une plage, à la montagne, ou en ville.

 

Où que l'histoire se passe, n'importe comment qu'elle commence, elle finit toujours seule sur un quai de gare ou dans un aéroport. Elle a l'impression que sa vie n'est qu'une fuite, une fuite vers demain, le plus loin possible d'hier. Pourquoi fuit-elle toujours ainsi? Elle se le demande. Fuir, c'est toujours partir de quelque part, laissant quelqu'un et quelque chose pour aller vers un ailleurs où on rencontrera quelqu'un d'autre et d'autres choses. Ce quelqu'un, elle l'a trouvé beau avec son accent régional et son corps de maître-nageur, un vrai cliché de vacances pour feuilleton télévisé. Comme dans un scénario populaire, il l'a fait rire, puis l'a invitée à diner. Elle s'ennuyait, était triste, elle a accepté. Puis après le diner, ce fut sa chambre d'hôtel, les vacances commençaient comme d'habitude. Le scénario, elle le connaît par cœur, des éclats de rire et des cavalcades dans les vagues se terminant dans ses bras  par un long baiser.

 

Comme tous les ans, elle a fait des photos de lui. Le progrès venant, le papier s'est fait écran et le mot selphie est entré dans son dico personnel. Elle en tirera quelques épreuves sur papier glacé qu'elle glissera dans son album-souvenirs de l'année en cours. Comme tous les autres albums, il ira dormir dans une des portes basses de sa bibliothèque pour les tristes soirées d'automne pluvieux ou d'hiver cheminée. A lui, elle lui a laissé, dans une enveloppe sur un guéridon, une photo moyen format qu'elle a signée au dos d'un baisé rouge-carmin. Les mots sont inutiles. Ils seraient si convenus ou si menteurs. Elle préfère ce silence d'une bouche maquillée aimante d'un amour d'été lui aussi maquillé. A côté de l'enveloppe, elle lui a laissé un mot d'adieu : "Laisse les clés à la réception, ils viendront nettoyer la chambre."

 

Nettoyer, c'est bien l'expression adéquate pour ce dernier ménage d'avant une nouvelle location. Ils viendront avec leur balai, leur aspirateur bruyant et leurs désinfectants nettoyer la chambre des restes de leur amour d'été. La poubelle sera vidée des emballages de leurs ébats consommés. Les parfums de leurs corps enlacés seront remplacés par d'autres parfums synthétiques, pressurisés dans des bouteilles en fer-blanc. Les draps froissés de leurs nuits passionnées seront blanchis et repassés puis bien rangés sur une étagère. A quoi bon revenir dans cette chambre aseptisée? C'est pourquoi elle ne revient jamais au même endroit, dans le même hôtel d'été. C'est ainsi qu'elle organise sa vie de fuites permanentes, tel un héro de films d'espions qu'elle aime regarder seule, au cinéma ou dans sa chambre.

 

Le haut-parleur accompagné des voyageurs qui se lèvent, la tire de ses pensées. Elle se lève aussi et saisit son sac de voyage aussi léger que ses souvenirs de l'été. Elle s'approche du quai, lève la tête et regarde au travers de ses verres fumés une dernière fois ce soleil. Il lui semble qu'il y a autant de soleils que de villes-souvenirs et d'amours d'été. Oui, ceux qui disent qu'il n'y a qu'un soleil se trompent. Il y en a des milliers de par le monde. Il y a toujours un soleil à aller voir qui brillera sur un amour d'été. Sur le lainage beige du siège du train, elle pose son blouson de cuir bleu délavé, comme ses rêves d'un été qui fuit et qu'elle fuit aussi. En face d'elle, une femme lui parle de son projet d'adopter une petite fille. Pourquoi pas! Et le papa? On verra plus tard…

Blouson cuir bleu train 001

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