Une vie d'écrivain

Il est à genoux, à fouiller dans le bas d'un placard, au fond d'un sombre cagibi. Il en sort un fatras de boîtes-à-chaussures, vides d'elles et pleines d'objets anachroniques, souvenirs d'un temps lui aussi anachronique et d'empilements de papiers devenus vieux, liés peu soigneusement, comme on le fait dans la précipitation de vouloir se débarrasser de ce qui nous gêne, tout en refusant de le jeter ou le brûler. Capsules temporelles lancées dans l'espace qui se dérobe et le temps qui fuit, à nous-mêmes ou à d'autres, qui voyagent de déménagement en déménagement et de dérangement en rangement, jusqu'à ce que des mains ayant loisirs de curiosité ne les arrêtent pour les ouvrir et en découvrir le contenu oublié. Lecteur depuis l'enfance et écrivain de salle-à-manger avant de connaître le plaisir d'être publier et la peine d'être critiquer, c'est vers les empilements de vieux-papiers que son attention se dirige d'abord. Il détache leurs liens et les observe comme on observerait une vieille carte-routière jaunie, décrivant un lieu et un temps qui ont bien changé depuis. Ici, l'encre y est bleue le plus souvent. Là, elle y est noire et ailleurs seulement trace de mine de crayon, luisante et salissant les doigts comme elle a sali les autres papiers l'environnant. Quelques petits paysages d'encre violine font de jolies taches dans ce puzzle de papiers multiformes qu'il a maintenant étalés sur le sol de la chambre d'à côté du cagibi. D'à quatre-pattes, il se met à genoux puis se relève pour ensuite reprendre ces positions rapprochées, comme le ferait un hélicoptère aidant un vidéaste ou un photographe à saisir l'ensemble et les détails d'un lieu. Ce lieu en morceaux est sa vie. Sous ses yeux, elle est un paysage de mots, de dessins et photographies.

 

Du haut de son corps debout, il parcoure ce paysage de vie, allant d'une photo à un dessin, de lignes de la main à d'autres lignes faites de machines. Paysage agricole où lui et d'autres ont cultivé sa vie en solitaire, en couple, en famille ou en collectivité. Tout au long de ces lieux et de ces saisons, y ont été cultivés joies et peines, jouissances et souffrances, petits bonheurs et grands malheurs, amitiés et trahisons, liaisons et déchirements et tout ce qui fait une vie d'enfant, d'adolescent et d'adulte. Détruire ces traces de lui et de ceux qui ont partagé sa vie n'aurait pas changé un seul mot, une seule virgule, un seul accord, une seule ligne à la vie qu'il a vécue. Tous ces papiers-miroirs auraient pu être brisés qu'il n'aurait eu ni plus ni moins de bonheur ou de malheur, juste des trous de mémoire dans lesquels il aurait pu se réfugier pour tenter d'oublier. Mais voilà il est écrivain de vocation. Vocation, vocare en Latin, être appelé. L'appel de la feuille, de la feuille blanche que l'on griffonne avant d'y écrire, feuille d'angoisse des nuits blanches d'écritures de l'auteur en recherche de l'inspiration, à défaut de la grâce. Grâce et inspiration, ces muses que tout créateur appelle de ses prières et incantations pour qu'elles viennent hanter ses pensées et guider ses pas et gestes, afin de donner le meilleur de lui-même, même pour décrire le pire. Pour le meilleur et pour le pire, chacun et chacune des écrivains et artistes se sont unis à leur passion de la plume, du pinceau ou d'autres objets comme l'appareil-photos, la caméra ou encore l'aiguille blessant d'un point de couleur peaux blanches et brunes pour faire ressortir sur le corps tout ce qui fait l'âme et l'esprit de son possesseur. Tel écrivain, pour vivre totalement sa passion, ne pourrait-il pas faire tatouer sur son corps des mots jamais publiés de sa vie. De fil des mots en aiguilles d'encres colorées, il écrirait de concert avec son artiste-confesseur le roman de sa vie, roman qu'il voudrait vrai sur un bras, imaginé sur une cuisse, cachant dans le dos les plus secrètes parties et sous sa chevelure dense, il y mettrait les mots les plus parlants de son âme. Ce ne serait qu'à sa mort, qu'il faudrait le dépecer pour en montrer le texte intégral. Tunique d'un Christ de l'écriture qui aurait vécu réellement sa passion dans son corps, on l'exposerait ostensiblement et la promènerait de lieu en lieu pour que des foules l'admirent et s'y recueillent devant. Les médias se chargeraient, comme ils savent le faire, de faire de la lubie d'un fou, génial ou pas, une nouvelle religion pour convertis qui se hâteraient de reproduire sur leur propre corps l'incompréhensible de l'autre. Ils reproduiraient des parties de son corps-d'écriture auxquelles ils ajouteraient et rajouteraient leurs mots à eux ou à d'autres dans des romans parfois se tenant et parfois se délitant.

 

Écrivain, nous le sommes du moment que nous savons orthographier, bien ou mal, quelques mots et les aligner en quelques phrases bien ou mal construites. Même les ignorants en écritures cherchent à écrire leurs sentiments et leurs idées ou leur vie en les dessinant par images, sur le papier, l'arbre ou la pierre. N'écrivons-nous pas notre amour de l'être aimé le temps d'un temps de vacances, quand, sur une plage de sable mouillé, nous traçons un cœur, grand ou petit, sous le regard présent ou absent du possesseur de notre cœur déposé, entre ces indestructibles grains de sable qui le broieront à la première vague qui s'y échouera. Écrire c'est mettre en mots les images et dessins qui hantent notre tête dans un dessein qu'on nommera différemment selon sa longueur, son rythme et son intention. Ici il sera poème, là nouvelle, là-bas roman, ailleurs essai, etc. Que sont donc tous ces mots et images qu'il a étalés par terre ? Il se le demande. Alors il se rapproche d'eux, les prend dans ses mains et commence à les lire et les évoquer, ici à voix silencieuse, là à haute et intelligible voix ou à voix religieusement basse quand le souvenir évoqué le mérite de par l'émotion qu'il suscite en lui. Ainsi son parcours du paysage de sa vie devient enchainement de lectures, de déclamations, d'interpellations et de mises en garde, ou encore de chansons et de silences qui pourraient en faire un opéra de quatre sous, mis en scène au coin d'une rue et payable au bon cœur des chalands. Spectacle inattendu, il lui tire larmes, sourires, rires et même colères qu'il met en vie en un geste de chiffonnement, faisant du plat papier une boule qu'il jette rageusement contre le mur vide de la chambre. Au fur et à mesure que la représentation de sa vie passée se déroule, les acteurs s'éparpillent tout autour en un champ-de-bataille sur lequel se distinguent vivants, blessés et morts de par la forme qu'ils ont pris après chaque lecture. Épuisé de cette confrontation avec tous ces lui-même, il s'écroule au milieu de la scène. Blessé des mots blessants ou haineux et des mots d'amours disparus, il se traine d'un tas à un autre et commence un tri rationnel maintenant que l'émotionnel s'est défoulé. Les tas se trouent de ce qui vient construire les piles d'un pont qu'il lance entre cet aujourd'hui et ces hier. Sans crayon ni stylo, il réécrit sa vie où chaque pile est un paragraphe de son roman. Chaque papier ou morceau de papier couvert de mots devient une ou plusieurs phrases qu'il assemble en une cohérence discutable et critiquable comme toute œuvre littéraire et artistique. Il les assemble entre eux, les collant sur des feuilles plus grandes quand cela est nécessaire et les scotchant pour les unir. De ceux au recto et au verso utilisés, il en fait une bannière colorée d'une belle longueur.

 

Il a tout utilisé quand il se décide à ouvrir ces boîtes-à-chaussures laissées de côté. Avant, il les soupèse essayant de deviner ce qu'elles peuvent contenir. Il se sent redevenu enfant, un enfant qui, le jour de son anniversaire, soupèserait chaque cadeau pour deviner lequel est le plus beau. Il décide de commencer par les plus légères et il finira par celle la plus lourde. Les plus légères sont remplies de petits-soldats en plastique coloré, gris, vert ou marron. Il les sort et en reforme quelques bataillons. Ces gestes faits tant de fois lui font revivre ces moments de jeux avec son ami d'enfance au nom d'une belle chanson d'Adèle et qui sonne comme un appel. Hello pourrait être le titre du roman de cette journée où son passé vient frapper à la porte de sa vie d'aujourd'hui, lui rappelant d'où il vient et qui il a été. Ce serait un roman fait de tous ces morceaux des hier et des avant-hier qui ont fait notre corps corporel autant que notre corps émotionnel. Dans un grand éclat de rire, d'un geste ample du bras, il ravage ces soldats de plastique, puis lève la tête cherchant du regard dans le miroir de l'armoire les yeux de son ami qui n'est plus là. Son rire éclatant se tait en même temps que disparait l'éclat de lumière qui avait surgi dans ses yeux. En de larges poignées, il range ces petits-soldats dans les boîtes-à-chaussures qu'il met le long du mur à côté de l'armoire au miroir. Les autres boîtes, au poids intermédiaire, contiennent divers objets-souvenirs de ses temps et petits exploits de sportif du dimanche ou de secouriste. C'était un temps où sauver une vie avait une signification concrète dans la sienne et dont il a gardé savoir-faire et réflexes. Ici un passeport de combattant, là un enchevêtrement d'insignes disant son appartenance à la Protection civile, avant qu'il ne prenne les armes pour participer à l'autre protection, au titre du Service National qu'il prolongea volontairement par goût et devoir, d'avant que l'amour ne l'appelle à d'autres devoirs. De ces temps de combats, il en a aussi gardé savoir-faire et réflexes, qu'il cherche à cacher mais qui surgissent avant que sa volonté n'est le temps de juger. Autres conditionnements à côté de celui de l'écriture, qui en dit long de la vie qu'il mena dans cette banlieue de son enfance et des entrainements armes à la main, en des nuits et des jours de combats qui, même factices, forment un guerrier toujours potentiellement dangereux, même à un âge avancé. Il se saisit enfin de la plus lourde dont il soulève le couvercle avec un mélange d'impatience et d'appréhension. La boîte est remplie que de feuilles qu'il devine toutes écrites. La première tient lieu d'une offrande par ces mots :

 

"A toi mon ami. Je sais ta passion de l'écriture et n'ai pas trouvé plus beau cadeau à t'offrir que ces pages griffonnées. J'espère qu'elles te plairont, l'auteur n'ayant pas ton savoir-faire ni ton expérience en matière d'écriture. L'histoire est sûrement un peu décousue et parsemée de maladresses mais le temps a manqué à l'auteur pour la relire et la peaufiner. Il te laisse le soin de la remanier à ta guise mais te demande de ne pas trop en dénaturer le style maladroit car c'est le sien de nature. A moi l'histoire m'a plu même s'il y a des moments de tristesse et qu'elle se finit mal, comme beaucoup d'histoires vraies ou imaginées. Ce que j'y ai le plus aimé ce sont les moments de partages avec son ami d'enfance. Même leurs colères et leurs déchirements y ont de la magnificence et de l'amour partagé. J'exagère sûrement, mais tu connais mon goût pour l'aventure et le romantisme guerrier. Ton romantisme à toi est plus amoureux et je sais l'érotisme que tu aimes y mettre, que je n'ai malheureusement jamais partagé. L'homme à femmes que tu trouveras dedans te ressemble beaucoup. Toujours entouré de présence féminine, il en connait bien des secrets que j'ignore. La fidélité de ses amitiés féminines en dit aussi long sur le respect qu'il leur porte. J'aurais aimé être ce jeune-homme qui, devenu homme, continue de me fasciner de par ces mystères, que seul une longue fréquentation sait faire apercevoir sans jamais les dévoiler. Sur son vélo, il me fait penser à un chevalier car nous avons tous deux fréquenté les tatamis, même si lui y a plus pratiqué dans le temps et la diversité des arts de la guerre. Mon moment préféré de l'histoire est celui où ils sont attablés et qu'ils lèvent ensemble le regard vers la pendule de la cuisine marquant l'heure de la mort du père de l'auteur. Il dit tout sur l'union des âmes qu'est celle de deux amis véritables. Mon ami, si je ne t'ai pas donné moi-même cette boîte-à-chaussures de sports, que tu m'offris pour mes 18 ans, c'est que je la veux comme le lien indéfectible qui nous unit au-delà du temps, de l'espace et de la mort. Si je te l'avais donnée moi-même, tu l'aurais ouverte immédiatement ou de suite après être arrivé chez toi. Le lendemain, tu te serais senti obligé de m'en parler et, les jours suivants, elle aurait pesé sur notre amitié, la dénaturant de son innocence. C'est pourquoi j'ai voulu qu'elle te soit remise à ce moment précis où je n'aurais plus à souffrir de ton regard se dérobant de moi pour en regarder une qui n'est pas moi parce que je ne suis pas elle mais il.

Jean-Marc, ton Ami.

 

Lecture finie, il souleva cette première feuille pour découvrir ce faire-part qu'il avait voulu oublier, sur lequel est inscrit le nom de son ami d'enfance parti si jeune. Puis il découvre les autres feuilles écrites à la main. Les noms et les lieux sont changés mais pas les situations et les évènements qu'il reconnait comme sa vie, la vie de son ami et leur vie partagée. Ses yeux se réchauffent et il est au bord du chavirement quand s'ouvre derrière lui la porte de la chambre. Ses filles viennent de surgir et s'exclament : Qu'elle belle robe et belle écharpe ! Il te plaisait pas nu notre mannequin en bois ? Et ils viennent d'où tous ces papiers dont tu les as
faites ?

 

Petits soldats 001

Ajouter un commentaire

Anti-spam
 
×