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L'inconnue du métro

Un froid matin de pluie, je descends dans les entrailles parisiennes que l'on appelle Métro, abréviation de ce qui fut le Métropolitain. Ainsi en va-t-il du temps, qui fait de nos mots et de nos actes, les abréviations de nos rêves trop grands pour entrer dans l'étroitesse de nos vies réelles. Étroites sont aussi les marches des escaliers du Métro parisien qui nous mènent dans d'étroites gares, antichambres d'étroits couloirs, débouchant sur d'étroits quais, longeant d'étroites rails. Il est tard pour l'horloge de la vie parisienne qui égraine très tôt ses hordes de voyageurs-somnambules en des grappes fournies d'un raisin multicolore. Raisin sans colère qui accepte sans réagir d'être presser grain contre grain, donnant un jus amer qui jamais ne deviendra vin faute d'être rejeté station après station.

 

Je me fige tel un arbre mort, dans l'attente d'une de ses boîtes en fer vomies du noir tunnel, venant à sénestre comme un sinistre train sortant de l'Enfer avant de s'immobiliser dans un bruit grinçant. Le vent-courant-d'air refroidit ma nuque que je cherche à réchauffer de mon col de laine que je relève machinalement. Au mur, un carrelage froid tapisse cette pièce en forme de lune couchée. Quelques tableaux commerciaux la décorent, fenêtres immobiles ouvertes sur notre porte-monnaie. Assis sur un banc de métal coloré froid, un homme de l'Est ajuste les bretelles de son accordéon. Sur un autre, sous une couverture sale, un vieil homme est allongé. Dort-il ou est-il mort ? Qui donc s'en préoccupe ? Accroché au manche trop court d'un balai-voyageur, un grand homme d'ébène coiffé d'un bonnet de laine poursuit poussière et papiers d'un air triste.

 

Devant moi s'ouvre bruyamment les portes-vitrées d'une de ces boîtes-en-fer roulantes. J'entre et regarde autour de moi le wagon presque vide. Je la vois assise cachée derrière une longue mèche brune à côté d'un étui à guitare dressé sur l'autre moitié de banquette. Elle a une peau blanche et fraiche comme une crème de lait puisée dans une grande gamelle d'un marché de banlieue. Elle secoue doucement la tête d'un faux rythme, marquant les pleins et les déliés d'une musique silencieuse dissimulée dans les fils rouges grimpant à ses oreilles cachées sous une chevelure corbeau tombant sur ses fines épaules de lait. Courbée sur ses genoux, d'un mouvement inconscient elle lève les yeux pour croiser les miens.

 

A cette rencontre impromptue, je réponds d'un plissement de paupières faisant sourire mes yeux verts-marrons d'homme mur en ce matin d'automne. Ses yeux noirs, îles de sable volcanique posées dans un océan de blancheur, se figent magnétiquement attrapés dans mes habiles filets. Elle se redresse et enlève les écouteurs de ses oreilles laissant s'échapper les rythmes frappés d'un rock aux accents d'une France romantiquement révoltée. Entre provocation et offrande, elle garde fixe ce lien nouveau, optique et magnétique, entre deux inconnus. Infante d'une génération perdue, elle me refuse ce sourire que je lui tends avant de se laisser aller à une moue attendrissante. Il serait si facile de lui demander ce quel écoute, mais ce n'est pas ce quelle attend et moi non plus.

 

Du bout du nez, je désigne l'étui à guitare pour ajouter: encombrant. Pas grave, je l'aime, me répond-elle dans un haussement d'épaules. Femme malgré sa révolte, elle ouvre son blouson de cuir noir et pointe sa poitrine qui a arrêtée de grandir, fixée dans une adolescence tardive. Je secoue la tête silencieusement gardant ce sourire-lasso de peur de perdre ce frêle animal sauvage de cité-dortoir. Elle détourne la tête, une fois, deux fois, trois fois, puis revient dans un rodéo sensuel où ses cheveux-corbeau caressent ses blanches épaules. Puis elle lâche enfin un sourire avant de me dire: vous n'êtes pas bavards.

 

Et vous, vous chantez, lui dis-je. Non je joue seulement, dit-elle, faisant le geste de gratter une guitare invisible. Belles mains de musicienne, j'ajoute. Surprise, elle les regarde. Sans doute est-ce la première fois qu'on le lui dit. Vos mains, c'est votre instrument, j'insiste. Elle se les caresses l'une contre l'autre avant de répondre: d'une certaine façon, oui. Dommage que je ne sois pas une guitare, lui dis-je. Qui vous dit que vous n'en êtes pas une, ajoute-t-elle dans un sourire entendu. Le métro s'arrête une fois de plus, coupant de son bruit cette conversation aux sonorités pré-érotiques. Elle se lève et me dit: je descends là. Moi aussi ! Réponse que je joins au geste. Ainsi nous descendons pour continuer à pied ce voyage, prémices d'un corps à corps improvisé aux promesses sensuelles.

 

Metro 001

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