Créer un site internet

La Dame aux piqures

Il fait encore nuit. Elle vient de terminer son petit déjeuner fait d'un grand bol de café et de deux tartines beurrées. Elle lave son bol et sa cuillère puis nettoie soigneusement la toile-cirée à grosses fleurs des miettes de pain. De taches de café il n'y en a point, elle est très soigneuse, jusque dans les moindres petits gestes du quotidien. D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle a toujours était soigneuse. Malgré les restrictions de la guerre et la terre des routes et chemins de son enfance, loin d'être aussi propres qu'aujourd'hui, elle savait rester la petite fille aux longues boucles brunes et à la jolie robe fleurie toujours propre, qui disait bonjour d'un mignon sourire à tous ceux qu'elle rencontrait dans le village. La petite fille à la jolie robe fleurie est maintenant bien loin, mais elle reste toujours très propre et sait toujours dire bonjour d'un sourire, passé de mignon à tendre. Dans son métier la propreté est essentielle, elle est infirmière à domicile. Avant de partir, elle vérifie bien sa sacoche qu'elle a préparée la veille au soir comme chaque jour. Pas question qu'il lui manque quoi que ce soit durant sa tournée d'aiguilles. Elle reprend une nouvelle fois sa liste du jour, vérifie les adresses mises dans un ordre facilitant sa tournée et fait dans sa tête le chemin qui l'attend. En 1969, il n'y a pas de GPS. Elle a bien des cartes en papier pliée des villes où elle travaille mais les ouvre rarement. Elle a tellement parcouru ces rues, avenues et impasses qu'elle pourrait y remplacer les facteurs. Aujourd'hui est presque un jour spécial. C'est le dernier jour de pénicilline de ce petit enfant qui pleure si souvent sous la brulure du liquide le pénétrant. Elle ne laisse jamais rien paraitre, mais ses cris lui déchirent le cœur à chaque fois. Il est chétif, sa mère l'appelle le petit biafrais. Quand elle voit à la télévision les corps décharnés de ces petits africains, elle se demande comment une mère peut appeler ainsi son enfant. Faut dire que les biafrais sont très à la mode. La télévision les a popularisés et ils sont devenus le sujet de plaisanteries, de cour d'école ou de diner de famille ou entre collègues autour des gamelles de chantier ou encore à la cantine, qui en disent long sur l'âme humaine de ses concitoyens.

 

Elle ferme derrière elle les lumières, d'abord de la cuisine, puis du couloir et sort. Elle ferme soigneusement la porte d'entrée. Ce n'est pas qu'à l'époque les cambriolages soient fréquents mais la prudence vaut mieux que l'insouciance. Elle monte dans sa 2CV verte et met le moteur en route, sa journée commence. Elle commence par des prises de sang. Instruments prévus, la grosse seringue en verre et les grosses aiguilles. A chaque fois, elle prend une aiguille propre dans une de ses boîtes en aluminium presque blanc puis la range dans une autre prévue pour les recevoir une fois salies. Le liquide rouge ôté de la veine, mise sous pression par cet épais élastique qui garrotte le bras de sa victime, est mis dans un petit tube destiné au laboratoire. C'est là qu'elle finira sa journée. Après ces quelques vampirisations habituelles, elle arrive chez le petit biafrais. Elle a presque honte de penser à lui en ces mots. Il a un prénom et elle le connait bien depuis si longtemps déjà qu'elle vient le piquer de ses longues pointes creuses d'acier. Elle ouvre la grille vert-pâle, fait quelques pas, monte les trois marches en ciment gris et frappe à la porte-vitrée. A la lueur venant de la cuisine, succède le presque éclat du couloir qu'on allume. La porte s'ouvre et une femme pas très grande, aux cheveux bruns, bouclés et coupés courts apparaît. Si ce n'est la taille et la corpulence, elles se ressemblent. On pourrait les croire demi-sœurs. De sa longue silhouette sportive, elle entre suivant la maîtresse de maison. Arrivé au milieu du couloir, comme d'habitude, elle salue le père attablé devant son bol de café-au-lait et son journal qu'il lit. Comme chaque nuit, il a été un des accoucheurs de ces journaux appelés rotativistes. C'est un homme silencieux, au teint mat et aux yeux noirs, avec de beaux cheveux blancs mis en arrière, comme cela se faisait durant la guerre de leur enfance. A côté de lui sur la table, sont d'autres journaux, elle y distingue un Pif Gadget. Le petit biafrais va être content.

 

La mère ouvre presque violemment la porte de la chambre et allume la lumière éclatante du plafonnier, accompagnant ces gestes d'un : "Aller, réveille-toi, l'infirmière est là!" claironné comme dans une caserne. Quel réveil violent pour un enfant de même pas 7 ans. Chez d'autres, la maman lui demande d'attendre et va doucement réveiller son fils ou sa fille, le prend dans ses bras et l'embrasse, puis allume la lumière qu'elle a pris soin d'adoucir d'un voile et la fait entrer pour accomplir son travail d'aiguille. Sous son pyjama en coton bleu-ciel trop grand, elle distingue la maigreur de son corps. Il est si souvent malade qu'il ne mange pas beaucoup. Ses crises de foie à répétition ne lui permettent pas non plus de profiter du peu qu'il mange. Pourtant, l'année dernière, il a été opéré de l'appendicite. C'était le jour de ses 6 ans. Jour qui aurait dû être de fête, il fut réveillé de la même façon qu'aujourd'hui, sauf qu'à la place d'une grande dame brune, c'est un ambulancier qui l'a enveloppé dans sa couverture en laine et l'a enlevé dans ses bras forts pour l'emmener à la clinique. Ce jour-là, il s'est réveillé deux fois. La seconde fois, il était dans une chambre inconnue et son ventre lui faisait mal. Sous sa veste de pyjama, un gros pansement blanc cachait trois grosses agrafes en métal brillant, fermant la blessure qui marquera à jamais ses 6 ans dans ses souvenirs. Pour l'instant, il se frotte les yeux puis lève la tête et sourit à la Dame aux piqures, comme il l'appelle. Sa petite tête blonde, aux cheveux presque rasés émeut l'infirmière. A chaque dernière séance, elle espère que ce sera la dernière fois qu'elle verra ce sourire qui se transformera en pleurs quelques instants plus tard. Quel courage et amour ont tous ces enfants longuement malades, gravement ou pas, souriant à leurs soignants-bourreaux et à une vie qui les maltraite si durement. Il se retourne et baisse la culotte de son pyjama avant qu'elle n'enfonce la fine aiguille dans le muscle décharné de sa fesse. Il crie et un jet du brulant liquide ressort. Il pleure. La piqure est terminée et dans sa lutte contre la douloureuse piqure, il a gagné une demi-bataille. Mais a-t-il gagné la guerre ? Est-ce la dernière fois qu'elle le voit ou reviendra-telle le torturer de ses aiguilles ?

 

Aujourd'hui tout cela est bien loin. Elle s'est faite belle car elle attend un invité. Malgré leur différence d'âge et leurs relations tortueuses, ils sont devenus amis. Il lui rend visite régulièrement à elle, la vieille dame aux cheveux devenus blancs mais toujours bouclés. Elle a gardé cette coiffure à la garçonne qu'elle avait adoptée par hygiène à ses débuts d'infirmière. Sur une toujours toile cirée à grosses fleurs, elle a disposé deux tasses et une assiette de biscuits. Dans son jardin, dort sous une bâche bleu-délavé sa toujours 2CV verte. Régulièrement, on lui propose de l'acheter. Au fil des ans, les sommes qu'on lui en propose augmentent, mais elle la garde. Elle la léguera à ses enfants. Avec sa petite maison de banlieue et sa sacoche en cuir noir, musée de ses seringues en verre, de ses boîtes en aluminium et de ses longues aiguilles d'acier, ce sera le seul patrimoine qu'elle leur laissera. Héritage d'une vie où, pour soigner des enfants, elle eut l'impression de les torturer. C'est ce qu'elle a dit au prêtre auquel elle s'est confessée hier. Ses 80 ans n'étant qu'un souvenir bientôt lointain, elle sait que ses jours se comptent peut-être déjà en heures. Dieu lui ayant donné une robuste constitution, elle reste toujours alerte et autonome et l'en remercie dans ses prières quotidiennes. La sonnette tinte et elle va ouvrir. Il n'est plus un petit biafrais et ses cheveux ne sont plus blonds, mais il a gardé ce sourire angélique. Quand d'autres rendent visite à l'institutrice de leur enfance, lui rend visite à l'infirmière qui fit ses réveils d'enfant. Il s'assoie dans la cuisine à la petite table pendant qu'elle prépare le café. Il pose dessus un carton d'où il sort une radio qui fait aussi lecteur de CD. J'ai déjà une radio, lui dit-elle. Je sais, mais avec celle-là vous pourrez aussi écouter des disques. Je vous en ai apporté un, dit-il en lui offrant un petit carré de papier-cadeau. Elle l'ouvre, c'est un disque de Mylène Farmer. Montre-moi comment ça marche dit-elle en lui tendant le boitier en plastique. Il l'ouvre, prend délicatement le CD qu'il met dans l'appareil, en referme le couvercle et appuie sur le bouton de lecture. Il n'a pas choisi n'importe quel album de Mylène Farmer et ne met pas n'importe quelle chanson. C'est son premier album. Après l'introduction musicale, la belle chanteuse à la crinière rousse commence : 1, Maman à tort. 2, c'est beau l'amour. 3, l'infirmière pleure. 4, je l'aime.

 

Vielles seringues 001

Ajouter un commentaire

Anti-spam