Conversations virtuelles

Il est dans sa cuisine, silencieux, au milieu du bruit de la vaisselle qui choque le bac et la paillasse de l'évier en résine, du four qui ronronne et du lave-vaisselle qui râle. Silencieux ? Du moins en apparence. Dans sa tête, il a entamé une conversation virtuelle avec une amie virtuelle. Ce matin, il lui a laissé un message sur Facebook, pour lui demander son avis sur un texte qu'il a mis en ligne sur son blog. Elle ne lui a pas encore répondu et ne le fera peut-être pas. C'est un peu pour çà qu'il trouve refuge dans cette conversation virtuelle, dans laquelle il se dissocie en lui et en elle. Se dissocier, il en a l'habitude, toujours un peu à la limite de la schizophrénie qu'il a déjà fréquentée de très prés. Se dissocier est aussi une habitude d'écrivain et tous ne sont pas schizophrènes. Nous l'avons tous fait enfant, quand l'institutrice ou l'instituteur nous demandait d'écrire une rédaction parlant d'une autre personne que nous-mêmes. On y mettait un peu de la personne concernée, un peu de nous, un peu d'un autre et un peu d'imaginaire total. C'est ce qu'il fait dans cette conversation virtuelle pendant que, silencieusement, il s'affaire, pas rasé, pas coiffé, les manches de son vieux pull relevées, encore en pyjama et en sandales de plage sur le sol mouillé et sale de la cuisine, comme celui du reste de la maison. Il est dans une période d'hyperactivité. Son médecin lui a dit qu'être bipolaire n'était pas grave au niveau où il est. On a bien eu un Président de la République bipolaire, avait-il rajouté dans un sourire narquois. Il aime bien son médecin. Il peut lui parler de presque tout, sauf de cet amour virtuel qu'il a gardé 3 ans durant et qui reste présent dans sa tête, comme un fantôme refusant de quitter les couloirs d'un château où il n'a plus rien à y faire. En tout cas, avec cet ex-amour virtuel, il n'a plus de conversation, ni en ligne, ni dans sa tête. N'arrivant pas à reproduire l'aigu de la voix de son amie-virtuelle, il lui a donné une voix plus facile pour lui. Comme quoi, même dans notre imaginaire, nos cordes-vocales ont une limite. Il paraît que c'est normal, que même sans articuler, nos cordes-vocales vibrent silencieusement durant nos soliloques et nos tête-à-tête imaginaires. Ayant toujours vécu au milieu des femmes et des filles, ses amis imaginaires sont des amies. Dans ses textes érotiques, qu'il poste sur les réseaux sociaux ou son blog, nul amant qui ne soit la projection de lui dans les corps-à-corps voluptueux qu'il décrit avec toujours des amantes.

 

Dans cette conversation virtuelle, il est nul question de sensualité, qu'un rapport intellectuel sérieux, voir professionnel. Cela n'empêche pas la conversation d'être agréable. Elle pourrait se dérouler autour de tasses de thé ou de café, accompagnées de petits gâteaux, ou d'un de sa confection, comme celui qui cuit en ce moment dans le four. Dans cette conversation virtuelle, elle lui donne son avis et lui réagit ou la questionne pour en savoir plus. Sauf à ce qu'une casserole à la salissure récalcitrante ou l'inspection minutieuse de la cuisson du gâteau ne vienne la suspendre, la conversation est un ping-pong des plus animés. C'est qu'elle a l'esprit vif son amie virtuelle ! C'est d'ailleurs pour cela qu'il l'a choisie pour lui demander son avis. Il ne l'aurait pas fait avec un ou une de ses autres amis virtuels ou réels. Dans la vie courante, il a bien des amis vifs, mais malheureusement ils ne partagent pas forcément ses goûts, ni sa capacité à dialoguer et à débattre vivement de tout, actualité, art, science ou religion, etc. Il les aime bien aussi. Leur simplicité le repose, le repose de lui-même et de ces autres avec qui il s'affronte en ligne sur les sujets des plus variés. Tout fait ventre, du moment où ils peuvent s'affronter d'un fleuret intellectuel pas toujours moucheté. Lui n'est pas de ceux qui jouent en ligne, mettant leur schizophrénie, douce ou dure, au service de leurs besoins ludiques, héritage d'une enfance qui demeure jusqu'à un âge parfois plus que tardif. D'ailleurs n'a-t-il jamais joué avec d'autres, en ligne ou dans la vie réelle ? Il se souvient bien de quelques jeux d'enfants dans la cour de son école de garçons, mais pas d'en avoir tiré joie ou bonheur. Petit gros de la classe, voir de l'école, le rôle qu'on lui proposait de jouer ne le valorisait jamais et le ridiculisait le plus souvent. C'est sans doute ainsi que la solitude lui était venue et avec, les amies et les conversations virtuelles. Il n'en était pas vraiment malheureux mais la solitude pèse toujours, qu'elle soit volontaire ou subi, surtout quand elle dure plus que de raison. Alors la raison se perd dans les limbes de cette solitude au brouillard épais, dans lequel on ne voit jamais nul ami ou amie venir réellement converser avec vous. Alors vous reste ces conversations virtuelles qui remplacent le son de la radio ou de la télévision, ou de la musique que l'on met de plus en plus forte pour couvrir le bruit de ces conversations virtuelles.

 

Parmi ses amies réelles, il y a cette gentille retraitée de sa paroisse, qui l'emmène faire ses courses les plus lourdes ou les plus lointaines depuis qu'il n'a plus de voiture. L'autre jour, elle l'avait emmené chercher un document juridique chez un huissier. C'était au sujet de la vente de sa maison qui a été saisie par sa banque. A la lecture du document, qu'il appréhendait, il fut saisi de joie et embrassa son amie. C'était l'hiver et on lui donnait un sursis jusqu'au début du printemps pour qu'un juge statut sur le sujet et par là-même sur son sort. Pour tous ces gens, ce pavillon n'est que de l'argent qui dort et à récupérer au plus vite. Pour lui, c'est plus de douze ans de sa vie, le souvenir d'un mariage fini et des enfants partis, qu'il parcoure au fil des étages et des pièces, quand à sa solitude viennent se mélanger tristesse et mélancolie. Dans ces moments-là, les fantômes ne sont pas des personnes qui prendraient forme devant lui, ce sont juste des souvenirs qu'il a presque l'impression de revoir ou d'entendre comme tout à chacun, qui serait confronté aux lieux de son passé. Cette audience avec le juge doit avoir lieu demain. Il ne sait pas encore s'il ira, défendre contre les moulins-à-vent de la finance et de la justice son droit à vivre et à mourir là où il le voudrait, au milieu des fantômes de ses souvenirs et de ses fantasmes, couvert du linceul de sa solitude aux couleurs de la tristesse. S'il n'y allait pas, il n'aurait aucune chance de gagner quelque sursis. Son ex-épouse y sera, armé d'un avocat. Pas pour y défendre son droit à lui, mais pour y défendre son âpreté de l'argent, en espérant faire vendre cette maison au meilleur prix, où elle y a abandonné époux, enfants et souvenirs sans remords, pour aller vivre ailleurs une vie sans eux. Ce jour-là, sur le chemin du retour, dans une superette où son amie devait faire quelques courses, il avait rencontré une autre connaissance. C'était une personne qui avait gardé ses enfants et qu'il avait revue lors de son hospitalisation durant sa période de folie schizophrénique réelle. Entre les rayons de la viande et des légumes, ils avaient parlé de ce qu'elle devenait. Du service de psychiatrie, elle était passée au service de réanimation. Service aux frontières de la mort, en plus de l'hygiène, elle y recevait les familles. Cela l'avait étonné qu'une telle activité lui soit confiée, mais après tout... Jour de joie et d'excitation, où une tempête de neige s'était invitée en ce début de printemps durant ces courses, il était content de la rencontrer, toujours tirée à quatre épingles, les mains dans les poches de son long manteau en laine noire, elle qui avait marqué cet été d'enfermement si grave et si triste dans sa vie. Ainsi, ils conversaient de la vie et de la mort au milieu des clients et des employés qui les regardaient d'un air soupçonneux. Son amie, qui s'était éloignée, le regardait aussi discuter avec cette inconnue. Conversation terminée sur cet appel de cette presque infirmière, il faut bien se raccrocher à quelque chose, dit deux fois, il avait rejoint son amie pour finir avec elle ses courses. Hier, il lui avait demandé si elle se souvenait de cette conversation et de cette personne. Elle lui répondit qu'elle se souvenait de cette conversation, mais qu'il n'avait discuté avec personne !

Vaisselle sale 001

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