Le cheval fou

Qu’est-ce que je fous là ? J’ai pourtant toujours pensé que tout ça n’était pas pour moi. Pourquoi j’ai dit oui ? Je ne peux plus reculer maintenant. Je me suis engagé. Comment faire machine arrière ? Quelqu’un décèlerait sûrement que j’ai peur. Et puis autour de moi, il y a ce lieu improbable. Je n’avais jamais vu ça de ma vie, ou alors je n’avais pas l’idée… Va savoir. Le corps pour moi, c’était juste 12 ou 14 en Times New Roman ou Helvetica, rien d’autre. Mais cette fois… Il est là. Il est là le corps de ce vieil homme cassé de partout. Il est là le Commandant. Le Commandant que personne n’ose affronter : hommes, femmes, chevaux, juments. Il a le verbe haut ce vieil homme maigre, ancien officier de spahis du temps de l’Algérie française. Il ne crie pas, il parle fort. Je suis là, moi aussi, en pleine campagne limousine, loin de tout, pour une de ces enquêtes que font écrivains et écrivaines professionnels pour rendre plus réel leur prochain roman. Le titre de mon roman en cours d'écriture est “Le cheval fou”. Pourquoi ce titre ? C'est elle, la grande écrivaine que tout le monde connaît, qui m’a dit : vous écrivez comme un cheval fou ! Je lui avais répondu : oui et je vais vous le prouver. Ainsi, je m’étais lancé à moi-même un défi complètement débile. Par quoi commencer quand on se lance un défi idiot ? On commence par Internet. J’avais donc tapé sur mon clavier cheval fou et Google m'avait donné cet article titré : Le commandant des chevaux fous. J'avais mon sujet et où aller pour défricher le terrain de la folie équine. Ce que je ne savais pas, c'est à quoi ça allait m’entraîner. J’avais déjà fait de l'équitation jeune. J’avais aussi fait quelques concours de saut d’obstacles amateurs. Mon encore presque jeune âge aidant, je m’étais inscrit à ce stage provincial sans méfiance ni préparation.

C'est le matin. Il est l’heure de la brume couvrant les prés et les champs, cachant l’orée des bois. Mes premières courbatures du premier jour ont eu raison de mon sommeil, ce pourquoi j’erre seul dans ces écuries où les chevaux fous semblent bien tranquilles. Ici, on dit rétifs. Chaque cheval a sa raison pour être rétif. Certains ont mal au dos, d'autres ont vécu un passé traumatisant, d'autres encore sont nés comme çà. Seul ? Quelle est donc cette voix douce et caressante qui vient du fond de la longue allée ? J’avance à pas de loup comme quand, enfant, j’allais voler un des pots de confiture de Maman. Je me croyais inaudible jusqu'à ce bonjour. Vous êtes le nouveau stagiaire ? Elle me voit et je la vois à peine dans l'ombre du fond du box de Vizir. Du moins, je le crois. Lyne est son nom. Elle est d'origine palestinienne, en France depuis l’âge de vingt-et-un ans. Ce n'est pas la guerre qui lui a fait fuir Gaza, ce sont nos bons hôpitaux qui l’ont attirée en France. Derrière ses belles lunettes aux branches et verres épais, je vois ses yeux comme ceux de n'importe qui. Elle a pourtant ce port de tête bizarre, comme si elle regardait nulle part. Elle tient par le cou ce grand cheval alezan qui m’a été attribué à mon arrivée par le Commandant. Il semble si doux, si calme entre ses bras. Je ne l’ai pas encore monté et ne sais pas encore ce que me réserve comme surprise à sa façon ce fougueux. Lyne est presque grande, fine, la peau presque claire, la chevelure brune très épaisse. Elle a le type des rives de la Méditerranée. Elle me fait penser à cette chanson de Hervé Vilard : Méditerranéenne. Elle pourrait être des rives de Tanger, de celles d’Alger ou de Djerba comme des Saintes-Maries-de-la-mer. Me regardant en face, décollée de Vizir, je remarque une déformation de son visage à gauche. Elle tend la main et se saisit d'une longue canne blanche terminée d'une petite balle au bout. Lyne est aveugle !

Vous avez fait connaissance avec notre Équilove ! C'est Roger qui arrive avec son énergie habituelle. Roger est un grand et bel homme à l’allure sportive, les yeux bleus clairs, les cheveux blonds coupés courts. Avec son pantalon d'équitation moulant et ses bottes, il a quelque chose de militaire. Sans doute l’influence du Commandant. Équilove, dis-je avec interrogation. Oui, c'est le mélange d’équidé et de love. La mission de Lyne est de consoler les chevaux de nos brimades. Regardant Lyne, je me dis que, moi aussi, je me ferais bien consoler. Je ne sais pas encore que le plus brimé des deux, entre Vizir et moi, ne sera celui que je crois. Passer ces présentations, on entre dans la salle commune qui sent bon un parfum de café mélangé à celui de chocolat chaud. Ici, pas de croissant, pas de corn-flakes, ce n'est pas un hôtel ni chez Jocelyne. Au milieu de la grande et épaisse table de ferme, se trouve une miche de pain frais, un grand couteau denté, une motte de beurre et des pots de confiture de différentes couleurs. Une petite femme brune boulotte me demande : vous voulez des œufs ? A la coque ? Sur le plat ? Brouillés ? Je refuse poliment et me coupe une belle tranche de pain sur laquelle j’étale du beurre et de la confiture d'un mélange de fruits rouges. Le Commandant rompt le silence monastique pour m’annoncer que l'on va commencer par quelques barres basses dans le manège ce matin. Cet après-midi, ce sera une sortie dans les chemins du bois. Ce sera avec un autre cheval que Vizir, le Commandant préférant attendre quelques jours que Vizir et moi soyons devenus bons amis. Remarque qui déclenche l’hilarité générale. Il est si difficile, je demande. Le Commandant me répond qu'il a ses têtes, déclenchant une nouvelle salve de rires. Puis il sort. Je demande alors à Roger ce qui est arrivé au bras en écharpe du Commandant. Il est tombé durant une promenade spéciale cross. Le cross est un parcours d’obstacles naturels ou y ressemblant. Il montait quel cheval, je demande. Vizir, me répond Roger dans un grand éclat de rire. Je dois avouer que moi, je n'ai pas du tout envie de rire. Je te masserai me lance Lyne en souriant aux anges. Je me permets de lui demander s'il elle est totalement aveugle. Oui, me répond-elle. Je n’ai plus d'œil à droite et le gauche a fini par ne plus voir. Je suis désolé, lui lance. Il ne faut pas. Je n’en veux à personne. Ce n'est la faute de personne. Je ne vais tout de même pas me lever tous les matins en pleurant sur mon sort. Ça ne me rendra pas la vue, ajoute-t-elle en souriant. Quelle femme incroyable, je pense en moi-même. Comment, je réagirai si ça m’arrivait ? D'un seul coup, mes petits problèmes de parisien loin d'être pauvre me semblent dérisoires.

J'ai sellé Vizir pendant que Équilove lui soufflait à l’oreille des mots que je n’entendais pas, puis je suis entré à pied dans le grand manège le tenant par ses rênes. Il est toujours calme. On s'arrête au milieu et je monte dessus. On est tous les deux bien sages pendant que le Commandant met en place les barres avec l'aide de Roger. Sans prévenir, Vizir part au galop jusqu'au fond du manège pour virer brutalement à gauche. Résultat, je mords la sciure. Content de lui, Vizir est resté à côté sans bouger alors que je tiens encore une des rênes dans la main. Si je me posais la question de savoir si on allait être bons amis, j'avais ma réponse : pas tout de suite.

Troisième jour. Ma fesse droite ressent l’affirmation de Vizir que c'est lui qui commande. Justement non, m’avait dit le Commandant. Mais quand un alezan d'une demie tonne n’est pas d'accord avec toi, comment fais-tu ? Arrivé aux écuries, je vois Vizir sellé. Je demande à Roger pourquoi. Je croyais que je ne devais pas le monter ? Mais tu ne le montes pas, me répond-il. Je vois alors arriver Lyne habillée en cavalière. C'est Lyne qui le monte, ajoute Roger. Notre hôtesse et son aide-cuisinier se joignent à nous et nous démarrons la promenade au petit trot d’entrée. Je suis derrière Lyne, elle-même derrière Roger. Comment cette femme aveugle peut-elle faire du cheval en pleine nature ? C'est que Vizir, le cheval fou, est ses yeux et ses jambes. Je me demande pour qui j'ai le plus d'admiration à ce moment-là : pour Lyne ou pour Vizir ? Puis nous passons au galop, Vizir suivant toujours Roger et Lyne suivant les vagues de son dos.

Dernier jour du stage. Si nous ne sommes pas encore devenus bons amis, grâce aux conseils du Commandant, j'ai appris à maîtriser les humeurs de Vizir, à le mettre dans une boucle au fur et à mesure toujours plus serrée afin de ne pas me retrouver brutalement à terre une nouvelle fois. Ce matin, c'est l’épreuve finale, un vrai parcours d’obstacles de haut niveau dans une carrière calée entre le manège et le mur des écuries. Après avoir évité de justesse le mur des écuries et relancé Vizir d'un net coup de cravache entre les deux derniers obstacles, je finis le parcours vivant, entier et sans avoir renversé de barre. C'est un sans faute. Pied à terre, le Commandant me remet un flot en me disant : tu l'as bien mérité, rien que par tes engueulades. C'est vrai que si avec Vizir, on ne s'est pas ménagés, avec le Commandant non plus.

Je suis prêt pour le départ. J'ai ma valise à mes pieds et mon sac-à-dos sur lequel j'ai accroché fièrement mon flot au nom de ce centre équestre au milieu de nulle part en plein centre de la France. Le mois est terminé et mon hôtesse va m’accompagner jusqu'à la gare de Limoges, puis ce sera Paris. Lyne vient vers moi précédée de sa longue canne blanche scannant le sol, ressentant la plus petite bosse, le moindre trou. Elle me remet une petite boîte dorée entourée d'un ruban rouge en me disant : tu l'ouvriras plus tard. Puis elle entoure mon cou de ses bras, m'embrasse sur les joues et me glisse à l’oreille : à bientôt. La voiture démarre, je regarde s'éloigner le manège et les écuries jusqu'à disparaître. J'ouvre alors le paquet pour y découvrir des crins alezans de Vizir noués en une natte avec des cheveux bruns que je reconnais être ceux de Lyne. Juste au-dessous, une photo d'elle et de Vizir sur laquelle est écrit : si tu veux bien de nous, nous aimerions te revoir. Une marque de lèvres rouge-carmin sert de signature.

On est arrivé à la gare !

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