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Homo fabulater

L'adolescent vient de vomir, il risque une hypoglycémie.

  • Vous ne pouvez pas continuer. Vous devez retourner à la voiture.

Ils acquiescent et s'éloignent. Il regarde cette famille de Belges, en tee-shirt et baskets, sans casquette ni chapeau, monter les pentes montagneuses de cette Vallée-des-merveilles sous le soleil déjà chaud de Provence.

  • Où allez-vous, leur lance-t-il.
  • Nous retournons à la voiture !
  • Mais la voiture n'est pas par là. Là, vous allez vous perdre dans la montagne. Vous ne voyez pas le chemin ?

Bien qu'il ne soit pas montagnard, ni de la région, pour lui c'était évident, alors qu'eux ne voyez qu'une immensité de pierres grises, vide de tout indication. Ce n'était pas lui qui les avait embarqués dans cette randonnée touristique qui prenait la forme d'une aventure pour cette famille absolument pas préparée et à l'embonpoint peu propice à l'effort de longue haleine qu'elle demandait. Il n'était qu'un touriste comme un autre, venu se détendre dans cette sortie organisée par l'animateur sportif du camping où il séjournait et qui en assurait aussi l'animation des soirées. Venant dans ce camping depuis plusieurs années, il aimait ces randonnées, allant de la promenade un peu sportive à d'autres pour randonneur déjà aguerri. Il y venait aussi pour offrir de belles vacances à ses enfants, par lesquelles ils pourraient avoir le sentiment de vivre librement, sans la surveillance parentale et pouvaient rencontrer d'autres enfants venant d'autres pays d'Europe ou d'ailleurs. Pour lui le camping est le lieu idéal pour des vacances familiales en France, de l'enfance à l'adolescence. Lui-même comme adulte, il appréciait ce mélange social et international que seul offre le camping. Le midi ou le soir à l'apéritif, ou encore autour d'un jeu de pétanque improvisé, il riait de toutes ces histoires que chacun racontait un verre ou une boule à la main. Où que vous soyez en France, il n'y a pas plus Marseillais qu'un campeur. L'exagération y est reine. Qu'elle soit une exagération de fanfaronnade ou d'humilité. Les uns et les unes d'origine modeste exagèrent leur vie ou leurs exploits quand ceux socialement plus élevés les taisent ou les modèrent quand ils doivent en parler. Au milieu de toutes ces presque affabulations, la vérité navigue toujours discrètement. Ce n'est pas lors de ces grands concerts de paroles qu'on peut saisir la vraie beauté des gens et de leur vie, mais dans des moments plus intimes où le nombre de bouches et d'oreilles est réduit. C'est ainsi que l'organisateur de cette randonnée de moyenne montagne avait exagéré sa facilité et que cette famille, y croyant, avait surestimé ses capacités à parvenir à la finir.

 

Venez avec moi, leur dit-il d'un grand geste du bras les appelant à venir à lui. N'ayant aucune envie de retourner au parking pour les y accompagner, il avait décidé les emmener avec lui, sous-estimant lui aussi les difficultés qui les attendaient. Ce n'était pas la première fois cette année qu'il se retrouvait seul avec une personne abandonnée de celui qui était sensé être responsable de la sécurité du groupe. Lors de la première promenade, il avait pris soin d'une retraitée qui approchait déjà de la vieille dame. Bien que la chaleur méditerranéenne ait faibli en cette fin d'après-midi et que le terrain forestier ne soit pas très difficile, elle souffrait, avait ralenti et s'arrêtait régulièrement. Lui, en position de serre-fil, l'attendait et l'accompagnait à son rythme à elle. Ce qui devait être un entrainement à des randonnées plus sportives s'était transformé en une promenade socialement responsable. Ayant bien ralenti le pas, ils conversaient de tout et de rien s'intéressant à elle. Les vieilles dames aiment parler de leur vie passée et de leurs rencontres, c'est bien connu, ce qui rendait ce trajet à pas de sénateur des plus agréables. Au bout d'un moment, elle lui avoua porter une gaine. Il comprit alors pourquoi elle avait tant de peine à suivre le rythme. Il l'incita à l'enlever, ce qu'elle fit dans la discrétion d'un bosquet et qu'il mit dans son sac-à-dos pour plus de discrétion. Puis ils repartirent d'un meilleur pas. Ils retrouvèrent le groupe au point-de-vue prévu, sensé être le principal intérêt de cette mini-randonnée. Pour lui, le principal intérêt fut de découvrir cette presque vieille dame et de marcher tranquillement à ses côtés. En plus de l'aspect sportif et parfois de défi qu'étaient les grandes randonnées entre pratiquants aguerris, il aimait ces discussions entre collègues de randonnées comme il disait. Il utilisait le mot collègue parce qu'il signifie celui ou celle avec qui on parle et parler avec d'autres, il aimait cela plus que tout. Un peu bavard, il se faisait douce violence pour leur laisser la parole, car il aimait encore plus écouter. Écouter l'autre c'est apprendre à le connaitre. Partager heures, journées, semaines, mois et années, c'est voir vivre l'autre. C'est pouvoir voir son langage corporel et de vie pour découvrir tout ce que ses mots ne disent pas. Ainsi, ce qui aurait dû être une randonnée de plus avec sa femme et sa fille, aussi aguerries que lui à l'exercice, se transforma en un presque sauvetage en montagne d'une famille de touristes abusés par un fanfaron irresponsable, s'auto-désignant guide de randonnée le temps d'un été.

 

Pour assurer ce qui était devenu une mission, il disposait de compétences adaptées. Ancien secouriste et sportif, il savait apprécier les capacités de ces naufragés de la montagne et pouvait leur porter assistance. Le cas de l'adolescent était celui qui le préoccupait le plus. Après ses vomissements, il lui avait donné une pomme qu'il avait pour qu'il reconstitue rapidement ses capacités glycémiques et son hydratation. Ses parents étaient partis sans rien, puisqu'à midi il était prévu de déjeuner dans un chalet et qu'ils venaient juste à une ballade dans un lieu au nom rassurant de Vallée-des-merveilles. Également ancien sous-officier chez les commandos de l'Air, il savait ce que veut dire mener un groupe à destination dans son entier, quelques soient les difficultés à affronter et les faiblesses de son groupe. Contrairement à ce cavaleur de plage, il avait le sens des responsabilités. Le groupe était déjà loin et il était inutile de chercher à le rejoindre. Il allait falloir aller au rythme du plus faible sur un chemin de montagne qu'il ne connaissait pas, pour un lieu où il n'était jamais allé. Pour l'instant le chemin était bien marqué, presque une autoroute pour cet habitué de la lecture des signes cabalistiques des chemins de Grande Randonnée ou GR. Ce n'était quand même pas une de ces courses d'orientation, carte et boussole en main, qu'il avait pratiquées à l'armée. Pour leur changer les idées et aussi pour les rassurer, il leur montre ces signes peints et comment il distingue le chemin à suivre d'autres à éviter ou illusoires. De sauveteur, il se transforma en guide touristique chargé de l'initiation aux grands espaces. Pour cette famille, plus habituée aux rues de Bruxelles qu'aux failles de la montagne, qu'il aime à ce point parler transforma leurs maux en mots. La chose se compliqua quand, au détour d'une paroi, ils n'eurent devant eux qu'un immense pierrier, heureusement pas trop pentu. Plus de chemin ! Ses yeux balayaient le paysage désertique, pendant que sa mémoire balayait ses souvenirs. Un petit tas de pierres, anachronique dans ce lieu attira son attention. Puis il le croisa avec ses souvenirs de ski nordique au-dessus de Grenoble. Aucun doute, il s'agissait d'une balise indiquant le chemin. D'un ton assuré, il la montra à ses Belges et leur expliqua sa signification. Pour l'ado, ce qui avait commencé comme la pire journée de ses vacances prenait l'aspect d'une chasse au trésor et le transformait en un indien des montagnes. Assurément, il aura de quoi raconter à ses copains d'école à la rentrée. Lui, le petit-gros de la cour, va devenir le héros d'une aventure dans les Alpes françaises, sous le soleil de Provence. On va enfin l'écouter avec respect pour une fois.

 

Il laisse le tas de pierres à sa droite en passant et met dessus une nouvelle pierre pour l'entretenir et dire symboliquement son passage. Au loin d'autres balises de pierres apparaissent, indiquant la route comme les pierres dressées à Hermès-Mercure dans l'Antiquité, mais pas encore de chalet en vue. Il sort sa gourde et en partage le contenu avec ses collègues, tout en s'assurant qu'il en reste pour plusieurs fois. Il donne à l'ado une barre de céréales afin qu'après le sucre rapide de la pomme, il puisse puiser dans une réserve d'énergie plus durable. Son sac-à-dos s'allège un peu, mais reste pesant des pulls et vêtements de pluie qu'il a emmenés pour lui et sa famille. Même si le temps peut changer très vite en montagne, heureusement il fait beau et ils n'en n'auront pas besoin ce matin. Il les retrouvera au chalet, bien au-delà de midi et pourra leur expliquer ce qui est arrivé. Ils doivent sans doute s'inquiéter de ne pas le voir, même s'ils connaissent ses ressources. D'habitude, c'est lui qui sert de guide à sa famille, marchant devant, carte et topoguide en main, la boussole dans la poche. Pour l'eau et la nourriture, chacun est habitué à emporter ses propres réserves. Il ne s'inquiète pas mais a hâte de les retrouver, car il était parti pour se promener avec eux, pas pour jouer les sauveteurs de montagne. Après avoir "étalé" une partie de son expérience pour les rassurer, il incite ses collègues à parler plus d'eux. Il découvre ce qu'est un couple mixte en Belgique. La mixité en Belgique n'est de couleur de peau, mais de langue. Madame est Wallonne et Monsieur est Flamand. Leur mariage n'allait pas de soi dans ce pays où les tensions entre communautés linguistiques sont réelles. Dans l'histoire de la Belgique, les Wallons avaient dominé les Flamands au moment de la révolution industrielle. Plus avant, il y avait eu une St-Barthélémy belge. Lors de la nuit des Mâtines brugeoises, des Flamands extrémistes auraient tué tous ceux qui ne pouvaient pas prononcer correctement une expression n'ayant pas le même sens dite à la flamande ou à la française. Pour les Flamands, comme pour les Néerlandais, leur langue est leur principal patrimoine culturel, les distinguant de leurs trop puissants voisins, français et germaniques. Aujourd'hui, les Flamands ont l'impression de prendre leur revanche sur les Wallons en ayant une Flandre économiquement plus dynamique que la Wallonie. Malgré quelques revendications indépendantistes et querelles de clochers, il semble bien que les uns et les autres ne peuvent pas vraiment vivre l'un sans l'autre comme ce couple. La mère m'explique qu'ils ont fait des pieds et des mains pour que leur fils apprenne en première langue le flamand à l'école primaire, celle-ci étant plus difficile que le français. Normalement, les enfants font leur scolarité primaire dans la langue de la mère, selon le principe de la langue dite maternelle. Cette logique lui semble du bon sens. Enfin, ils arrivent au chalet. Le pseudo-guide lui explique qu'il aurait dû les laisser se débrouiller qu'il est trop gentil. En réponse, il demande où sont sa femme et sa fille. Il lui indique qu'elles sont sur la terrasse, qu'elles sont arrivées largement devant les autres, courants presque le long du chemin. Il sourit se rappelant sa fille apprenant à marcher dans les Dolomites italiennes, il y a une douzaine d'années. Il les retrouve enfin. Il s'apprête à tout expliquer quand son épouse lui lance : "Alors, elle était intéressante la belle-sœur !"

 

Samedi 16 avril 2016, 15h05, quelque part sur les ondes de l'océan de la vie

Vallee des merveilles 001

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