La fin d'année

Demain sera sa fin d'année. 31 décembre en octobre, le 1^er janvier le suivra en ce même mois. Ce 1^er janvier sera aussi un Noël où la famille se réunira autour d'un repas. Il n'y aura pas d'échange de cadeaux car il sera le seul à en recevoir. Ces cadeaux seront sucrés comme les pommes-d'amour qu'il mangeait enfant à la fête foraine. La vie est un manège sur lequel les chevaux-de-bois et les carrosses cohabitent. Certains passent du cheval-de-bois au carrosse, quand d'autres font le chemin inverse, pendant qu'un grand nombre reste sur les chevaux-de-bois ou dans de petites voitures qui n'avancent pas. Mais quoi qu'on fasse, la vie reste un manège qui tourne en rond et dont chacun descend plus ou moins vite selon le ticket reçu. On y voit des parents avec leur enfant et des grands-parents avec leurs petits enfants, des frères et des sœurs rire aux éclats et des amis se prendre la main, pendant que des amoureux s'embrassent tendrement.

Dans cette fête foraine de la vie, il a l'impression d'avoir quitté le manège et d'être dans la cabine à regarder la joyeuse roue tourner. Il essaie par des leviers secrets d'empêcher des chevaux-de-bois de descendre trop bas ou d'en aider d'autres à attraper la queue du singe. Pour les carrosses ou les petites voitures, il a beau crier de ne pas en descendre, rares sont ceux qui l'écoutent. Alors des imprudents et imprudentes glissent et tombent, emportés par l'ivresse de la vitesse du manège, croyant avancer quand ils ne font que tourner en rond, passant d'un jouet à un autre. Lui sait d'expérience combien les roues peuvent tourner, s'arrêtant plus souvent sur perdu que sur gagner et les marguerites, sur pas du tout qu'à la folie. Sa vie a été souvent faite d'autos-tamponneuses lui coupant un souffle qu'il avait surestimé, comme ce jour où avec son père il percuta le volant, se faisant un décollement de plèvre. Est-ce pour cela qu'il ne croit plus dans les lendemains enchanteurs que d'autres, qui ont tout réussi, aiment chanter au bon peuple pour le faire rêver, rabatteurs de forains vendeurs de tickets de manèges d'espoirs.

Du village de sa vie, la fête foraine a déménagé pour d'autres plus agréables. Il reste à regarder cette place où l'herbe fut verte et qui maintenant n'est plus que terre battue depuis que la fête foraine s'en est allée. En octobre c'est l'automne et il sait qu'après vient l'hiver et que rien ne repoussera avant longtemps, si tant est que le printemps soit favorable et que l'été ne soit pas sécheresse. La vie est ainsi qu'elle vous donne en un jour la promesse d'une année de vie après vous avoir ajouté une année de souvenirs de plus, alourdissant un peu plus vos épaules de leur poids. Combien sont-ils qui ont cru à cette promesse et n'en ont vu qu'un printemps à peine fini, abattus dans leur élan par la Dame à la faux. Combien ont versé de larmes sur ces jeunets abattus par une soudaine tempête d'un hiver trop précoce. La semeuse sème aussi à l'aveugle des graines qui tomberont au hasard en de belles terres ou en terres caillouteuses. Dès terres grasses, certaines donneront pas grand-chose quand d'autres, des terres difficiles, donneront de splendides épis.

Il faut savoir récolter la moisson quand elle est mure et avant l'orage. Qui attend toujours demain que le blé murisse un peu plus, s'expose à le voir griller ou abattu par le vent soudain. Ce n'est qu'après la récolte qu'on mesure la qualité de l'année passée. Certain, prétentieux ou mal avisés, ont mangé leur blé en herbe et n'ont rien récolté. D'autres ont vu leurs champs ravagés par des impudents, orgueilleux et jaloux de tout, qui sèment peu et récoltent l'essentiel du travail d'autres.

Ainsi en est-il des 31 décembre où on fait le point sur l'année écoulée. On y fait le procès de nos audaces et de nos lâchetés, y juge les amitiés de façades et celles inattendues. On dit que demain sera un autre jour, mais la nouvelle année sera-t-elle bien différente de celle finie? Ce 1^er janvier ne sera-t-il qu'un Noël de papier cadeau vite jeté ou une équinoxe de printemps d'où les jours de soleil iront en s'accroissant? Finalement cela a-t-il vraiment d'importance pour celui ou celle qui a tant voyagé qu'il sait ajuster ses pas et ses vêtements au temps rencontré le long du chemin, qu'il monte ou qu'il descende, sachant qu'il aura de toute façon une fin.