Brève d'une vie de pauvreté trop longue

On dit que la vie est trop courte. Trop courte pour faire quoi? Pour s'ennuyer? Allez le dire à l'ennuyé par l'ennuyeux! Quand on s'ennuie, le temps s'allonge comme l'ombre d'un arbre au soleil déclinant jusqu'à un couchant d'été toujours trop lointain pour celui que le soleil accable. Il est souvent le même que l'hiver meurtrit, que l'automne trempe et que le printemps ne réjouit pas.  

Vous pouvez le voir, assis sur ce banc en ciment presque blanc, posé au milieu d'un carré d'herbe presque verte, derrière l'arrêt de bus. Il regarde monter et descendre les passagers qui eux ne le regardent pas. Comme les quelques gens à l'arrêt du bus, il attend que quelqu'un arrive pour l'emmener ailleurs, un peu plus loin. Surtout ne dites pas l'emporter. Même si les humains ne le considèrent pas suffisamment des leurs pour faire attention à lui, laissez-lui sa dignité d'être. Il n'est pas un objet que l'on déplace au gré de ses envies ou de ses gênes. 

Le bus, il ne le prend pas, il n'a pas de ticket. Pour aller où d'abord? Pour y faire quoi? Je vous rappelle qu'il s'ennuie parce qu'il est désoeuvré. Peut-il y avoir pire mot que désoeuvré pour un humain de nos jours? Ce n'est pas qu'il n'a rien à faire, ni où aller, ni personne à voir. C'est qu'il n'a pas d'oeuvre à accomplir.  

La société lui a refusé ce droit de faire oeuvre utile, alors pourquoi faire ce qui n'a pas ou n'a plus d'utilité? Alors il vit de brèves de vies, de vies des autres, assis sur le banc. Ces brèves de vies sont ces moments sans autre utilité que de rappeler que l'on vit, que l'on vit à côté d'autres à défaut de vivre avec. 

Sur ce banc, il y est parce qu'on l'a chassé de la place, celle d'à côté, de pas très loin. Il n'est pas très reluisant, habillé en presque sale de vêtements qu'on lui a donné; qu'il lave dans la maison sur les bords des quais de la Marne. Là, il a le droit d'y aller, on le lui permet. Sur la place interdite, il y a la musique du manège, les gens qui passent, avec ou sans leur chien, avec ou sans leur journal, avec ou sans leur panier, avec ou sans leurs enfants. Il y a plusieurs bancs où on n'a pas l'impression d'être seul. Il y a aussi les arbres tout autour, le cinéma en face et plusieurs arrêts de bus. Enfin, il y a pour les autres, parce que pour lui il y avait avant, avant l'ouverture de la chasse, la chasse aux pauvres, aux pauvres malheureux. 

On dit qu'un chasseur qui tue son gibier est heureux de l'avoir tué, de pouvoir le manger et le partager. Et chasser les pauvres, ça rend heureux? Quel goût à un pauvre pour celui qui l'a chassé? Pour le pauvre, cette chasse a un goût de dégout. Ce n'est pas une chasse à cours, avec cris et sons de cors. Non, c'est une chasse silencieuse, presque un braconnage.  

Un pauvre ne se partage pas, il se repousse, un peu plus loin, suffisamment loin pour s'en sentir loin. Le pauvre est ainsi qu'il transporte sa pauvreté avec lui comme une maladie contagieuse effrayante pour les gens, les gens ordinaires. Lui aimerait tellement être ordinaire, être un invisible. Ne croyez pas qu'un pauvre soit invisible. On le voit, mais on ne le regarde pas. On ne le regarde pas parce qu'on a peur d'être attiré par cette pauvreté, comme attiré par un précipice. Les journaux, les radios, les télévisions, Internet, tous disent la crise est là, le chômage augmente, attention à la précarité. A cet attention, tous regardent autour d'eux les signes voyants de cette crises et le voient, lui. C'est pourquoi il ne peut rester. Il faut le cacher comme ce sein dont la vue faisait honte en d'autres temps. 

Autres temps, autres moeurs, on montre les seins de la vie et on cache une vie de pauvreté, ou plutôt le pauvre. Plus on veut le cacher plus on le repousse, plus on s'en détourne, plus il est seul. Est-il vraiment seul? Non, ils sont plusieurs, presque nombreux, presque trop nombreux pour être vus. Si vous passez devant ce banc et qu'il est vide ne vous réjouissez pas, pleurez. Pleurez sur lui, disparu. Pleurez sur vous, malheureux au coeur perdu.

Sdf 001

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