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Le lecteur fou

Il s'allonge dans ce lit jamais fait, aux draps de plusieurs mois, souillés de son corps par ses nuits et journées passées à y dormir ou y fuir. Il fait grand jour dehors et pourtant il allume la petite lampe-de-chevet à l'abat-jour vieux-rose et à l'ampoule faiblarde, seule lumière de cette chambre aux volets toujours mi-clos. La porte de la chambre est ouverte donnant sur une belle porte de placard en chêne-foncé et une autre peinte d'un presque gris donnant sur ce qu'il appelle le bureau. Autour du lit, sont deux jolies tables-de-chevet à deux tiroirs ventrus en marqueterie vernie et fleurie, recouvertes d'un beau plateau en marbre jaune, comme on en faisait dans les années 60 pour les bourgeois parisiens fuyant la mode hippie du moment. Sur la droite contre le mur, une belle commode également munie de deux tiroirs ventrus, de la même facture que les tables-de-chevet, accueille un désordre de lampes, de livres entassés, d'ordonnances devenues inutiles et jamais mises au remboursement avec des cartes donnant des rendez-vous médicaux dépassés depuis plus d'un an qu'il honorait toujours sagement.

 

Au bout du lit, est un petit fauteuil-cabriolet en bois peint et velours rouge à côté d'une imposante bergère également en bois peint mais avec un velours bleu-délavé. Moblilier de style Louis XV comme le sont son lit et ses accompagnants. À leur gauche, on trouve une table-de-coiffure en marqueterie géométrique usée, surmontée d'un grand miroir rectangulaire basculant, qui précède une autre table, elle basse, aussi faite de marqueterie géométrique recouverte d'un vernis usé. Sur elle, entre la poussière des jours, une petite pendule en marbre rectangulaire datant du début du siècle dernier est surmontée d'un chien en régule argenté comme cela ce faisait en ce temps. Un autre chien semblable à celui trônant sur la pendule est posé à côté. Tous deux semblent regarder dehors comme s'ils voulaient sortir de cette triste pièce qui sert d'abri à son occupant. Une chemise marron-foncé est accrochée sur un cintre en plastique noir pendu à la clé dorée d'une des portes de la penderie qui occupe le mur. Sa teinte sombre met en valeur la poussière qui s'y est déposée et brille dans le petit rayon de soleil l'effleurant. Devant, une autre chemise, elle mauve, repose sur le dos d'une chaise occupée par un gros carton de vêtements usagés qu'on lui a charitablement donnés. Sa couleur pastel-clair n'a pas la capacité de révéler sa poussière comme l'autre mais n'a rien à lui envier sur ce plan. Survivance d'un temps où, en costume et cravate, il parlait et où on l'écoutait attentivement, il ne se résout pas à la ranger dans un placard. Il en est ainsi d'objets-symboles, banals au visiteur, qui nous rappellent chaque jour d'où on vient et où on est arrivé. Pour certains, c'est une marque de leur élévation sociale, pour d'autres de leur chute ou des temps heureux.

 

Il tend le bras et se saisit de ce Livre de poche à peine commencé. Il aime cette collection et autres similaires. Peu onéreuses, elles sont adaptées à son présent budget. Même du temps d'avant, il les aimait déjà. Aimant corner la page de ses livres et les avoir sous la main tel un petit paquet de gâteaux pour un encas, ils ont formé et forment une grande partie de sa bibliothèque. Les livres de grande taille qu'il possède ne sont généralement que des livres au contenu savant ou des livres d'été, qu'il trainait dans son sac de plage, qui en gardent quelques grains de sable entre leurs pages et qui ont échangé leur odeur iodée pour celle du vieux livre. Il espère pouvoir le lire en son entier aujourd'hui. Défi qu'il se lance à lui-même comme un rescapé aux nombreuses fractures consolidées se lancerait le défi d'une course de demi-fond. Il l'ouvre et se recale sur une tête de chapitre en bas de la page de gauche. Il reprend sa lecture d'un œil d'abord rapide sur les phrases déjà lues, échauffement de cet ancien athlète de la lecture littéraire ou plus souvent professionnelle et complexe. Puis arrivent les phrases inconnues et sa lecture se ralentit un peu. Il se sent bien et se dit son défi à portée de pages.

 

Sa lecture se poursuit presque fluide. Pratiquant l'écriture depuis quelques années déjà, d'abord sur des sujets techniques, il est passé à l'écriture critique puis personnelle avant de s'attaquer depuis plusieurs mois à une écriture presque littéraire. De là, il est devenu plus sensible qu'avant au style de l'auteur, qui en l'espèce est une auteure. L'écriture lui apparait celle d'un géomètre de la grammaire et de la syntaxe. Il retrouve l'application presque parfaite des règles apprises à l'école que l'on retrouve dans Bled et Bescherelle et autres Larousse, bibles d'un français désigné comme correcte par ces savants du point et de la virgule, qui enseignent en chaire aux maître et maîtresses chargés de répandre la parole et l'écrit corrects comme d'autres la bonne parole en temples et églises. Lui pratique une ponctuation plus orale presque musicale. Malgré cette belle application à bien écrire, il décèle dans ce déferlement de virgules les parenthèses invisibles d'une vie et d'une pensée d'une personne fracturée elle aussi. Nous avons tous nos fractures, il le sait bien. Des fracturés, il en a rencontrés de nombreux et nombreuses dans sa vie privée et professionnelle. C'était une partie de son métier durant plusieurs années. Aujourd'hui encore, il continue d'en croiser au gré des chemins de rencontres, des messes et réunions ou formations qu'il pratique. A croire que c'est une vocation chez lui que d'aller à la rencontre des fracturés, les écouter et les soulager quelque peu et quelque temps, d'un sourire, d'une parole, d'un regard ou d'un silence. Auprès de ces virgules viennent se coller des "et", faisant un lien presque oral dans cette écriture très écrite. Entorse au bon français de ses savants géomètres, ces "et" suivant une virgule en disent autre des fractures que l'auteure cherchent à consolider par ces liens de phrase. Il en est ainsi que parlant d'un autre ou d'une autre, les écrivains et écrivaines parlent d'eux par mots et entre-mots sous couvert de l'anonymat de personnages-arlequins composés d'une multitude d'avatars pris dans leur vie, leur imagination et leurs rencontres.

 

Les mots et les phrases se succèdent quand un personnage désigné savant dans le livre ouvre une fenêtre dans sa tête. Des images de livres tout aussi savants apparaissent et le bruissement de paroles scientifiques commence à brouiller la fluidité de sa lecture. Il s'arrête, recule de quelques lignes et reprend, espérant que ce bruit sera tu quand il y arrivera à nouveau. Hélas, arrivé au personnage, le bruit reprend de plus belle. A celui-ci s'ajoute des images de pages composées de graphiques et d'équations incompréhensibles à l'homme de la rue. Ça y est, il commence à se dissocier. Il continue sa lecture devenue plus difficile. Il trébuche sur un mot, une phrase, une virgule et recule de nouveau de quelques lignes. Le défi s'éloigne. Après plusieurs tentatives infructueuses, il passe cette barre et arrive dans un paysage plus plat du roman. Il reprend son souffle et peut de nouveau lire normalement. Le calme dans sa tête est revenu. Il avance d'un pas plus lent qu'au début, presque craintif, observant l'écriture plus attentivement. Les virgules et les "et" sont toujours là et lui parlent toujours de l'auteure. Il fatigue. Profitant de cette méforme, d'autres souvenirs parasites s'invitent dans sa tête. Certains ont un lien avec le roman, par des lieux, des personnages ou des situations, d'autres plus dramatiquement non. Ils sont comme des fantômes rodant dans les brumes de l'apparence faussée de son esprit commençant à s'emballer comme celui d'un médium voyant une réalité d'ailleurs ou d'un autre temps.

 

Connaissant que trop ce moment où il commence à dérailler, il corne le haut de la page gauche et pose le livre sur la table-de-chevet, sous la lampe vieux-rose, au dessus d'une épaisse bible à couverture d'un presque cuir vert-bouteille. Il regarde le petit agneau en peluche posé à côté et laisse son esprit vagabonder. Il se retourne vers l'autre mur et laisse aller son esprit en ces lieux bruyants de paroles silencieuses que prononcent des personnes aux traits effacés mises en foule d'inconnus. Il laisse les minutes s'écouler et le faux bruit baisse d'intensité, pendant que les inconnus s'effacent. Il se remet sur le dos, rouvre le livre et reprend sa lecture. Son défi n'est plus envisagé, seul lire paisiblement suffirait à quelques temps d'un presque bonheur, bonheur simple que tant de gens dégustent chaque jour et qui lui est devenu inaccessible. Souffrance sans mot que de ne pouvoir lire tranquillement, seul à seul, en tête à tête avec un livre ordinaire, qu'il ne peut exprimer afin de ne pas passer pour le fou qu'il est peut-être devenu. Reparti de cette toujours page sénestre sur des mots toujours déjà vus, il avance pas à pas, claudiquant après ce nouvel accident de circulation cérébrale. Il essaie d'ignorer les virgules et les "et", tentant de se concentrer silencieusement sur l'histoire et ses personnages agréables, commençant à devenir passionnants  au demeurant.

 

Il tousse. Il se mouche. Pierres lancées sur les volets mi-clos de sa concentration, un pourquoi surgit, passant comme un scooteur bruyant devant ses yeux. Sa concentration faiblit de nouveau, les bruits silencieux des conversations imaginaires reviennent et des personnages inconnus ou non réapparaissent. Il repose le livre, se tourne sur le ventre et saisit l'oreiller mou pour le coller sur ses yeux fermés. Il veut fuir mais peut-on fuir sa tête? Alors il laisse vaquer cette foule d'indésirables à leurs conversations plates, savantes ou obscènes. Le temps passe, le réveil laisse défiler sur son écran rouge les chiffres. Pourra-t-il reprendre son livre, l'ouvrir et lire encore une fois? Son smartphone bipe, un SMS vient d'arriver. Il s'en saisit, tape son code et ouvre le message. C'est un ami, qu'il avait remercié ce matin par cette même voie de la parka qu'il ne met plus faute d'y entrer son ventre rebondi, qu'il lui avait gentiment offerte la veille au soir, à la fin d'un de ces diners entre croyants, dits fraternels. Il le remercie de ses remerciements et lui dit que c'est normal en cette année de la miséricorde. Voilà à quoi se résume sa vie aujourd'hui, être devenu l'objet de la miséricorde d'autres, souhaitant élever leur âme par quelques gestes charitables envers des pauvres et des simples d'esprit qu'ils prennent en pitié. Il repose le smartphone, se lève et va se préparer pour une de ces longues marches de plusieurs heures dans les champs vides, qu'il affectionne depuis que lire un livre lui est devenu un défi inatteignable.

Chambre comode 001

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