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Quand tout s'éteindra

Dans la cuisine, la noire trotteuse de la pendule fait son tour comme un noir corbillard aux chevaux inlassablement fatigués faisant leur tour de la place du village en attendant leur prochain passager pour l'au-delà. Il prend la verseuse en verre de sa cafetière électrique, met du café froid dans sa grande tasse aux losanges bleus-verts et la met dans le micro-onde. Il en referme la porte, appuie sur le gros bouton blanc et entend le bip sonore annonçant sa mise en route. La lumière s'allume et un ronronnement dit le café se réchauffant au souffle chaud de la fée électricité. Demain ces gestes simples, il pourra toujours les faire mais seul le silence lui répondra.

 

Demain, quand il se réveillera, sans doute tardivement parce qu'il se sera encore réveillé et aura encore veillé à lumière de ses souvenirs heureux et moins heureux, le réveil n'affichera plus rien sur son écran devenu noir. Il se sera réveiller parce que la machine qui lui assure que demain matin existera encore se sera éteinte. Elle se sera éteinte au moment où une main anonyme faisant son travail aura coupé dehors l'alimentation en électricité de sa maison. Le petit chauffage électrique posé dans un coin de sa chambre ne brillera plus de la petite lumière orange habituelle. Il ne fera pas encore froid, mais cela viendra.

 

Il s'assiéra sur le bord du lit et toussera, nouvelle habitude prise dans le froid et humide hiver de cette année qui s'est installé dans sa maison. En bas de l'escalier en pierre froide, il regardera le poêle-à-pétrole dont le témoin lumineux rouge ne clignotera plus. Sur le décodeur du satellite et la télévision nul point rouge indiquant qu'ils sont prêts à fonctionner. Inutile de chercher à mettre un CD, le tiroir du lecteur ne s'ouvrira pas. Arriver dans la cuisine, il sortira de derrière un rideau violet un petit camping-gaz bleu-ciel. Habituellement symbole de vacances en plein-air, il sera devenu celui triste d'une précarité aux allures de misère. Ainsi en sera-t-il aussi de cette cafetière en fer-blanc achetée dans une petite ville balnéaire prés de Barcelone, un juillet des temps encore heureux.

 

Plus tard dans la matinée, le frigo devenu silencieux fera entendre un goutte-à-goutte, compte-à-rebours de l'agonie des aliments qu'il contient. Il sait qu'il ne pourra pas tout manger avant leur dépérissement. Devrait-il inviter voisins, amis et inconnus à un funeste festin où ils fêteraient le décès de sa vie d'avant, de quand il avait comme presque tout le monde de l'électricité ? Ce serait un ultime masochisme d'un homme qui voit sa vie se déliter comme un vieux pull en laine qui se trou ici et là, dont l'encolure se découd, disant son usure par une vie qui n'est pas celle dont il a rêvée. Rêver, même ses rêves se sont rétrécis au rythme de sa vie, étranglée par les usuriers usurant tout ce qui fait la vie d'un homme ou d'une femme au marché aux enchères, comme jadis on vendait les esclaves.

 

Ensuite il ouvrira le robinet, y puisant une dernière fois de l'eau chaude pour faire une vaisselle de plusieurs jours. Avant ce jour assombri, il mettait dans le vieux lave-vaisselle à la porte blanche griffée et aux inscriptions bleu-effacé sa vaisselle de plusieurs jours, appuyait sur un petit bouton sali de ses doigts et écoutait le ronronnement des jets d'eau projetés en manège sur les salissures. Ce matin-là, seul le claquement de la porte qu'il refermera une dernière fois sur le vide résonnera dans le silence des murs muets. Ce matin-là, plus non plus de son sortant de sa vieille radio d'adolescent qui le suit de déménagement en déménagement. La prise noire au bout du fil pourra rester dans son homonyme blanche comme deux amants, plus rien ne circulera entre eux, union devenue stérile et frigide de par la volonté du Dieu-Argent.

 

Ce Dieu-Argent qu'il a servi tant d'années est un dieu jaloux et cruel. Pour l'avoir délaissé au profit du Dieu-Amour, il le punit. Délivré de ses doutes qu'il a ruminés durant toutes ces années sur savoir s'il pouvait servir deux dieux malgré la mise en garde des Écritures, il accepte son funeste destin. Il n'a rien d'un grand martyr. Il ne fait que partager le destin et la vie de centaines de milliers de personnes, de millions à travers le monde. Ce n'est pas pour autant que la joie est dans son cœur. Ce matin, ses yeux se réchauffent de la peine qui l'envahit pendant qu'il pense au lendemain. Hier soir, il partageait quelques sourires, n'arrivant pas à rire, avec des amis et les invités payants à un grand repas de partage spirituel. Lui, dans le silence de sa honte, ne participa pas aux enveloppes récoltant billets et pièces. Depuis ce soir d'avant-hier où sa carte désargentée a été refusée chez son épicier gêné, il sait que le mois est déjà fini une semaine trop tôt.

 

Sous l'insistance des uns et des autres, il a accepté de revenir participer à l'organisation de ces agapes, s'asseoir avec eux, partager le repas, puis débarrasser et ranger. Le plaisir qu'il en retire n'est pas complet et la joie pas totalement là. Partout où il va, partager des temps de prières ou d'échanges, la honte le suit comme une ombre menaçante. Il fait bonne figure et écoute comme toujours les uns et les autres lui parler de leurs peines et soucis, petits ou grands. Ici il écoute silencieusement, là il réconforte d'un regard, d'un sourire ou d'une parole, parfois unis à un geste. Mais dans ce bal de sourires, de rires, de plaintes et de platitudes qui se soucie de son silence invisible dans les bruits égocentriques de leurs vies qui s'étalent ?

 

Il ne leur en veut pas, sachant depuis si longtemps ce que chacun peut cacher de tristesse et de peine au fond de lui. Ce qu'il fait là, il l'a toujours fait, aussi loin qu'il se rappelle. Sa tasse de café chaud à moitié consommée à la main, il commence à errer d'une pièce à l'autre s'arrêtant devant la porte-fenêtre du jardin aussi à l'abandon que sa vie et le regarde silencieux. Puis il erre de nouveau commençant à tituber. Il est sobre d'alcool mais ivre de tristesse. Dans sa tête une multitude de sentiments se bousculent, rebondissant entres ses tempes d'où toute joie a été bannie. La pression monte et il s'assoie sur un fauteuil en bois-vernis au coussin rebondi d'un velours usé couleur vieux-rose, entre le sapin de Noël en plastique et la crèche mise en paysage de joie, tous deux restant comme souvenirs de cette famille absente. Il reboit quelques gorgées de café, la pression rebaisse. Il se lève et repart à sa triste vie d'inutile qu'il faudra bien achever un jour, comme un vieux cheval de labour ne pouvant plus assurer son labeur.

Florent pagny 001

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