La maison aux fantômes d'automne

Derrière de hauts taillis verts, une grande maison aux vieux murs gris s'enfonce doucement dans l'automne. Derrières ces vieux murs gris percés de fenêtres sales à petits carreaux, tout un monde de fantômes s'installe au fur et à mesure que la vie s'en retire. De ses habitants, elle s'est vidée les uns après les autres, chacun emmenant un peu de la joie qu'il y mettait. Des verres au mastic jaune mal posés aux milieux des autres carreaux ont remplacé les verres brisés par des luttes conjugales, préludes à la disparition d'un amour passé. Les murs tendus de tissu d'un jaune poussiéreux sont marqués de fenêtres claires que des tableaux disparus ont laissées de leur existence passée. Une pierre froide tâchée de tout sert de parvis à cette bâtisse comme à un château de village. En bas tout y est pierre froide, de la cheminée de marbre, recyclage d'une tombe abandonnée, à l'escalier bordé de fer qui monte vers les pièces de vie intime.

 

Deux suites de meubles au bois clair ou sombre séparent la grande pièce de séjour donnant l'illusion de deux lieux de vie, alors que la vie s'en est allée. Au dessus de meubles hauts, une armée d'objets-souvenirs se tient au garde-à-vous, attendant qu'un débarrasseur vienne les emporter vers d'autres lieux. Seule la poussière les caresse encore de ses doigts multiples, quand ceux des hommes les ont depuis longtemps ignorés. Capitaine d'horloges arrêtées sur un temps lointain, une pendule de cuisine trône cachée derrière une poutre de béton décoré du même tissu sali, ne donnant l'heure à plus personne. Par terre, une gamelle de métal froid à moitié vidée tient compagnie à une autre de plastique rose emplie d'un reste d'eau délaissée. La plus petite de métal froid a disparu avec sa petite utilisatrice, emportée par un temps mortifère, dernière disparue des habitants de cette maison aux fantômes d'automne.

Dans la cheminée tombale, une grotte noire accueille en son fond une plaque noire sur laquelle une vénus nue se mire dans un miroir de maquillage. Au dessus de deux turcs allongés, une grille massive de fonte grise noircie garde les restes noirs du dernier feu. En dessous, un tapis de cendres blanches sert de cimetière aux corps morts d'arbres abattus pour la cause humaine. Sacrifiés des bois et des bords d'eau, ces arbres firent la fierté de forêts et d'alignements où les promeneurs viennent déposer leur lassitude d'une vie d'esclavage à un quotidien toujours plus oppressant. Les restes de leurs frères attendent, empilés dans le jardin abandonné, de subir le sacrifice du feu, après celui du tranchant du fer, au nom d'une tradition née dans la nuit des temps, qui chassa avec la nuit, les peurs enfantines des hommes au courage toujours incertain. Aujourd'hui, les crépitements de ces sacrifiés sont leurs derniers cris, accompagnant les flammes jaunes, bleues et rouges agitées de leur âme s'élevant vers un ciel de nuit, au travers du noir tunnel de suie de la cheminée.

 

Dernier détenteur ici de vie humaine, un homme au linceul sale traine sa vie inutile et alourdie de souvenirs devenus tout aussi inutiles, allant d'une pièce à l'autre, d'un étage à l'autre, évitant de sortir au grand jour comme un vampire craignant le soleil. Loup-garou de cette maison aux fantômes d'automne, il dort la moitié du jour, l'échangeant contre une moitié de nuit. Dans ses déambulations, il est suivi d'un labrador, nouvel esseulé de sa petite compagne au poil moutonneux, partie rejoindre le paradis des chiens. La vie de cet homme abandonné n'est plus que vagues de divagations, alimenté et vêtu de la solidarité. Ses errements domestiques le conduisent de pièce en pièce, trouvant derrière chaque porte une foule de souvenirs-fantômes. Dans chaque chambre, un lit abandonné rappelle que là vécue une personne d'os et de chaire. De la propreté de la chambre, on lit le temps écoulé depuis sa dernière occupation. L'une d'entre elles montre un désordre criant sa primauté de choix sur les autres, quand une voyageuse vient un court temps poser ses bagages à remplir avant de repartir, emmenant avec elle toujours un peu plus de vie.

 

La maison aux fantômes d'automne est soumise au pillage lent et systématique, comme un navire échoué sur une plage l'est par ses marins redevenus terriens. Toujours sale, même après un ménage toujours sommaire, sujette au désordre grandissant, la maison aux fantômes d'automne a toujours un air triste que même un rayon de soleil passager n'arrive pas à égayer. Avec l'automne avançant, le froid vient mordre ses murs que la seule cheminée, rarement allumée par économie, n'arrive pas à réchauffer. Prélude à un hiver promis à la glaciale haleine, cet automne fige encore un peu plus le peu de vie encore mouvante sous des couvertures de pauvres. Partout règne un silence de tristesse, que des images et des voix électroniques tentent de rompre ici et là. Autres fantômes, loin d'apporter la vie, elles magnifient le silence dès qu'elles cessent d'émettre leur déversement de chansons vides, de concours infantilisants, de faux-rires, de faux-nez de bonheurs artificiels, de mensonges et de haines qui les composent habituellement.

 

Dédales de pièces en désordre et de couloirs vides, reliés par des escaliers ne montant à aucun ciel, la maison aux fantômes d'automne se referme sur elle au fil de la saison des feuilles mortes. Portes et fenêtres fermées avec quelques volets de chambre mi-clos, la maison aux fantômes d'automne se refuse aux autres, comme une femme violée à la mémoire et au corps traumatisés. Délaissée de sa dignité passée, elle se laisse aller vers un sombre hiver, promis à une désolation qu'aucune neige à la blanche pureté ne viendra embellir. Chaque objet y tiendra son rôle de gardien des souvenirs oubliés, pendant que le loup-garou, mi-homme meurtri, mi-animal blessé, se laissera écraser de ses souvenirs-fantômes. Ainsi les fantômes gagneront sur la vie, jusqu'à l'extirper de tout espace et de tout être encore égaré dans ce labyrinthe de souvenirs, au fond duquel un Minotaure attend patiemment sa proie sacrificielle, à moins que des ailes improvisées ne l'enlèvent vers des cieux rieurs. Ce n'est qu'après cet extrême sacrifice, que la maison aux fantômes d'automne sera rendue à la foire aux murs délaissés, pour y être vendue à de nouveaux habitants, qui en chasseront ses fantômes à grands coups de vie nouvelle.

Quotidien 001

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