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Rencontres d'un bel après-midi

Sait-on toujours quels fils vont s'entremêler pour aboutir à une rencontre ? En ce vendredi après-midi, allongé sur le lit, je ne le sais pas encore mais deux belles rencontres se préparent. Cela fait plusieurs jours que je ne suis pas sorti de la maison. J'ai suspendu ma consommation de pain, ce qui m'évite d'aller chez le boulanger. Je vide mes placards et mon frigidaire en prévision d'un départ qui sera forcément précipité. La vie de certaines personnes est tel un navire à la dérive, dont les voiles sont déchirées et les mats brisés. Tant qu'il fait beau, il reste à flot. Les brises et les alizées le portent par les flots avivés. Mais il sait qu'un vent plus fort peut le faire chavirer et couler. Des vents forts, j'en ai subit. Le dernier vient de sonner le onzième coup de minuit. Le prochain sonnera minuit et un autre jour commencera à l'horloge de ma vie. Un jour qui commencera par une nuit. Peut-être une longue nuit. Suis-je au printemps ? Suis-je en hiver ? Suis-je dans un hiver arctique ? Quand le matin arrivera-t-il pour dire qu'un nouveau soleil s'est levé ? Je ne le sais et même si j'y pense souvent cela me préoccupe guère, maintenant habitué à ce profond escalier que l'on appelle la déchéance sociale. Dans cet escalier, il y a des paliers où je peux m'arrêter et converser avec des personnes de rencontres, amis, vrais et faux, aides et conseils, toujours bien pensant, capables de vous accompagner dans la descente, mais jamais de vous aider à remonter l'escalier. Les grands malades et ceux atteints d'une longue maladie connaissent cela aussi. Cet accompagnement quand on vous dit qu'on ne peut plus rien d'autre pour vous. L'aide sociale, d'État, de région, de département, de commune ou d'association, soin palliatif des maladies engendrées par les sociétés humaines, dont elles rejettent la responsabilité sur vous ou sur d'autres pour ne pas regarder en face leurs responsabilités. Sur ces chemins de ronces, on peut soit laisser aller sa colère et jurer contre tout et tous, soit on peut ouvrir encore un peu plus son cœur et son âme pour profiter de l'aiguisement de nos sensations aux malheurs par le malheur. Comme un aveugle sans la vue aiguise son oreille, la perte du bonheur tranquille aiguise votre sens du malheur et vous voyez des malheureux tout autour de vous. Poussé un peu plus loin, vous pouvez devenir un aimant dans les deux sens du mot. Alors d'autres malheureux viennent à vous, chacun avec ses maux et ses peines, parfois moindre que les vôtres, parfois plus, mais toujours respectables. C'est ainsi qu'en ce bel après-midi d'été, je vais rencontrer deux belles personnes et les accompagner un bout de chemin pour ne pas les laisser seules avec leurs craintes et leurs faiblesses.

 

Cette abstinence d'extérieur, je sais que je vais devoir l'arrêter. Je n'ai plus de viande, ni de lait ni d'œufs et le sucre est presque fini. La chatte a presque plus de croquettes non plus. Comme chaque semaine, l'arrivée du vendredi me dit que demain est samedi et qu'il n'y aura presque pas de bus et qu'après-demain est dimanche et qu'il n'y en aura pas du tout. Habiter en dehors de la ville au milieu des champs est agréable mais a ses contraintes. Contraintes renforcées depuis novembre que je n'ai plus de voiture. Une perte de plus. Une nouvelle liberté de gagné. La première chose que l'on remarque quand on a plus de voiture dans un endroit ou elle serait bien utile est une perte d'autonomie. Après viennent les options à cette voiture disparue. La première ce sont ses jambes. On apprend à s'en resservir. D'abord pour aller pas très loin, au bout du village, puis de plus en plus loin, le village d'à côté, puis celui d'après et la ville du fond du val du pays de Meaux. L'incontournable ville, avec ses administrations, son centre-ville, son cinéma, ses marchés, sa grande-surface, sa gare. A la gare, une autre autonomie nous attend, celle des bus pour aller encore plus loin, celle des trains pour Paris et au-delà. Bénéficiant de la mendicité publique, je peux voyager gratuitement dans toute l'Île-de-France. Une liberté dont j'use peu, préférant les juste à côté, pour des raisons dans lesquelles la disparition du goût de rêver tient sûrement une place centrale. Preuve en est, que dans cette grande-surface, je ne parcoure que rarement la galerie marchande et encore moins son second étage, me contentant de ce petit espace où je m'assoie fatigué en arrivant après une longue marche de l'heure ou plus, ou avant de repartir, espérant toujours y faire une belle rencontre. Les abris-bus, les bancs publics sont des lieux de rencontres pour nous autres errants d'une vie de trop grande liberté par l'absence de cette activité sociale que l'on appelle le travail, chômeurs, retraités, femmes au foyer, jeunes libérés de l'école, oisifs de choix, etc. Le vendredi sonne donc comme une obligation à sortir et à faire ce que ma procrastination habituelle m'a fait repousser jusqu'à lors. Par cette procrastination, un lever parfois tardif et une digestion lente, je sors rarement le matin. Je me plante des heures devant mon ordinateur, regardant mon Twitter et ceux des autres, agrémentant cette promenade numérique de musiques trouvées sur Youtube, habituelles ou nouvelles, choisies ou proposées par ses robots, twittées ou juste écoutées. Quand la lassitude me gagne plus que d'habitude, je choisis une vidéo dont je sais que la longueur et les enchainements vont m'occuper l'esprit quelques heures de veille ou de sommeil.

 

C'est ainsi que j'ai pris l'habitude de ne sortir qu'après quinze heures et que ce vendredi ne dérogera pas à cette presque règle. Le sujet choisi est Fulcanelli, le grand Adepte alchimiste du XXe siècle. Ce choix est déterminé par mon goût pour cette voie spirituelle qui a marqué l'histoire des religions d'occident, d'orient et d'Extrême-Orient. C'est un goût que j'ai depuis l'âge de 17 ans et qui m'a entrainé sur biens des chemins de la spiritualité et du sacré, à travers le temps et l'espace. Ma rencontre avec l'Alchimie fut la rencontre avec un livre, livre vert. Dedans, comme d'autres, je fus attiré par la possibilité de changer le plomb en or. Ce n'était pas la richesse qui m'attirait, n'ayant jamais eu beaucoup d'attirance pour l'argent, malgré mon métier de déjà employé de banque et qui fut le mien durant 26 ans dans différents postes et métiers, où le social et l'humain prirent de plus en plus d'importance. Vu de l'extérieur la banque représente d'abord l'argent, l'argent que l'on a, l'argent qui nous manque. Vu de l'intérieur, la banque c'est avant tout de l'humain et de la confiance. La confiance que l'on représente, la confiance que l'on donne. Dans un bureau, face à face, c'est une relation humaine qui se lie entre le client et son banquier, petits ou grands. Crédit ne vient-il pas du latin credere, croire, donc faire confiance. Faire crédit c'est avoir et faire confiance à la loyauté de l'emprunteur, en sa parole, en son avenir. Confier son épargne à une banque, à un banquier, c'est faire la même chose. A chaque fois c'est faire des paris, des paris sur l'humain, sur l'avenir. Paris parfois gagnés, paris parfois loupés, mais paris toujours renouvelés, comme sa confiance et sa croyance en l'humain.

 

Fulcanelli et l'Alchimie furent aussi une rencontre avec une librairie, dans une rue appelée bleue, comme ces loges maçonniques. Ce fut la rencontre avec son libraire me tutoyant en Maçon qu'il est. Ce libraire me conseillera durant des dizaines d'années, passant d'une échoppe à une autre, au fur et à mesure des déménagements de sa librairie s'agrandissant jusqu'à rejoindre la librairie-mère à sa fermeture, près de son récent musée de la Franc-maçonnerie, suivant ainsi l'évolution de l'histoire grandissante puis déclinante du livre-papier et du goût pour le sacré, la spiritualité et l'ésotérisme de ses contemporains. Aujourd'hui, le privilège de l'âge et de la sagesse accumulée a sans doute fait de lui un retraité heureux. Chacun a des personnes qui ont marqué leur vie, pour moi, ce fut ce libraire franc-maçon rencontré à 18 ans à peine. Aujourd'hui à bientôt 54 ans, j'en ai pris conscience et ne l'oublierai pas jusqu'à ma fin en ce monde. Cette rencontre fut le résultat d'un de ces hasards que Paul Éluard qualifie de rendez-vous que d'autres appellent synchronicités. Adulescent, l'amour de passage et plus si affinité occupaient, comme pour beaucoup, mon temps libre. C'est ainsi que j'accompagnais une de mes voisines à son école parisienne dans cette rue bleue. Sur le trottoir d'en face, il m'avait semblé voir sur la vitrine une colombe blanche plongeant les ailes ouvertes. Une fois laissée à son école, je m'empressai de venir voir ce qu'était cette boutique. Arrivée devant, il n'y avait plus de colombe, juste des livres à vendre comme dans n'importe quelle librairie… Une fois entrée, je fus plongé dans un univers totalement nouveau pour moi, où sacré, mysticisme et ésotérisme couvraient les murs et les tables, avec ce petit bonhomme comme gardien de ce savoir magique. Loin d'être un illuminé, il me fut toujours de conseil raisonnable. Parfois menant à la déception l'enfant à la recherche de l'extraordinaire que j'étais, mais préparant l'homme que je suis devenu, sachant que la vraie magie est celle de l'univers, de la Nature et de notre vie d'éveillé.

 

L'enchainement des replay de ces émissions de radio par Youtube me fit entendre une déjà écoutée d'un écrivain qui avait fait un roman de sa recherche de l'identité profane de Fulcanelli, Le mystère Fulcanelli de Henri Loevenbruck. Je m'étais dit que j'allais l'acheter. La réécoute ce vendredi me décide de mettre sa commande sur ma liste des courses du jour. Quinze heures était arrivé et je me levais et me préparais. La chaleur de ce vendredi avait ajouté à ma flemme habituelle et avait repoussé mon départ et à l'opposé, les horaires des derniers bus rendaient urgent d'y aller. En tenu de touriste, short, teeshirt et chapeau, trainant mon caddy, je quittais la maison à seize heures vingt sonante. J'avais décidé d'y aller à pied, profitant du beau temps et conscient de devoir faire de l'exercice après plusieurs jours d'inaction. Passant devant l'arrêt de bus, un jeune collégien essoufflé m'interpelle pour me demander l'heure. Décidément, je ne suis pas le seul à être préoccupé par l'heure me dis-je. Je la lui donne et il me dit qu'il a loupé le bus. Nous regardons ensemble les horaires affichés. C'est les vacances scolaires, il n'y en a pas avant une heure vingt. Je lui propose de m'accompagner à pied. Il accepte. Nous partons ainsi par ce chemin de champs que je prends habituellement et commençons à discuter. Je lui explique comment faire pour se débarrasser de ce point-de-côté qui l'étreint. Il est jeune, sportif, il marche d'un bon pas. Je dois forcer mon allure habituelle. Il m'explique qu'il a loupé le bus à cause de son chien qui s'était sauvé. Sans cette fuite canine, nous ne nous serions jamais rencontrés. Il va au village d'à côté chercher les résultats du Brevet des collèges qu'il vient de passer. Il habite en face de l'église du village, je lui dis qu'il faudrait que j'y retourne. Je me garde de lui montrer mon chapelet autour du cou et de lui dire que je peux y entrer à toute heure du jour ou de la nuit, en ayant les clés. Il connait ce chemin de champs, il l'a déjà emprunté me dit-il. En revanche, il n'avait jamais eu l'idée de tourner là où nous le fîmes, allant jusqu'à la route et la longeant dangereusement. Je lui ai appris quelque chose et quand il tournera dans cet autre chemin, il pensera sûrement plus d'une fois à mois. Arrivés près du Carrefour du village voisin, sa destination, il m'explique l'importance pour lui d'avoir réussi cet examen banal et inutile pour beaucoup. Pas très bon élève, ce Brevet des collèges est son sésame pour accéder à une formation aux métiers de la sécurité. Sans cela, il entrera dans la spirale de l'échec scolaire comme tant d'autres. Je sens son stress. Il me demande tout le temps l'heure et marche toujours aussi rapidement m'obligeant un peu plus à puiser dans mes forces endormies de marcheur d'élite. Conscient que l'échec est toujours possible au vu des points qu'il devait rattraper, je lui dis qu'il y a toujours d'autres possibilités pour continuer d'avancer à son âge. A ses réponses, je sens que cela lui tient à cœur. Il me parle de sa mère qui ne serait pas contente s'il n'avait pas cet examen et ne pouvait entrer dans cette formation dont il ne connait pas vraiment le contenu. Je comprends que réussir ce Brevet des collèges que beaucoup raillent est pour ce jeune en recherche de reconnaissance plus qu'un bout de papier et une clé pour la suite de ses études. Réussir ce Brevet des Collèges, c'est montrer à sa mère et aux autres qu'il n'est pas le raté que ses résultats scolaires habituels disent de lui, qu'il est capable de réussir lui aussi une épreuve. Il doit avoir seize ou dix-sept ans, à son âge, l'échec ou la réussite m'importait peu, comme l'avis des autres sur moi et je n'ai pas changé.

 

Là où mon programme m'aurait dû le laisser, je décide de l'accompagner jusqu'à son collège pour découvrir avec lui les résultats. Réussi, il aura quelqu'un pour le féliciter et partager sa joie. Loupé, il aura quelqu'un pour le consoler et partager sa peine. La route descend, il accélère encore, mes jambes fortes de mon expérience de la randonnée en montagne me permettent de le suivre plus facilement, voir de le mener. Arrivé à moins d'une centaine de mètres du collège, j'ai l'impression qu'il vole me laissant sur place. Entre temps, il m'avait encore demandé l'heure. Il regarde les listes cherchant son nom. Il est silencieux quand je le rejoins. Il met ses mains sur son visage et se détourne toujours silencieusement. Je lui demande s'il l'a réussi. Découvrant un sourire, il se remet face aux listes et me dit qu'il l'a réussi. Je lui demande son nom pour moi aussi admirer ce mot "Admis" le prolongeant. Je lui tape plusieurs fois l'épaule le félicitant. Il va pouvoir s'asseoir à l'arrêt de bus d'à côté ce panneau et attendre tranquillement, l'esprit libéré, dans la joie certaine de pouvoir dire à sa mère, ses copains et sa famille qu'il a réussi l'épreuve. A chaque fois qu'il repensera à ce moment, il se rappellera de cet inconnu qui lui a offert de le suivre à travers champs et l'a accompagné jusqu'au bout de l'angoisse, sans l'abandonner. Heureux de son bonheur tout neuf, je reprends mon chemin vers la ville. Je ne cherche pas à savoir l'heure. A quoi cela me servirait-il ? A la contrainte de l'angoissante aiguille du temps qui passe, j'ai préféré l'instant présent d'un moment de bonheur partagé avec un inconnu. Arrivé au canal, j'aperçois une jeune femme à la peau blanche et aux cheveux roux cachés sous une casquette. Elle traverse le pont et continue sa balade le long de la berge. Je la suivrais bien et l'aborderais bien aussi pour quelques instants d'échanges de conversation et plus si affinité. Je fais un autre choix et reprends mon chemin vers le centre-ville. Passé le bois, près à prendre ce chemin dit blanc, je l'aperçois derrière moi le prenant dans l'autre sens. Synchronicité ? En connaisseur, je me dis qu'elle a une sacrée foulée pour m'avoir ainsi rejoint, après sûrement un demi-tour, connaissant bien le coin. Je la regarde s'éloigner admirant sa peau de lait et ses courbes féminines ondulantes sous ses larges vêtements. Je croise un groupe de jeunes musulmans assis sur un banc en train de boire et fumer. Dans un sourire entendu, je leur lance ça se voit que le Ramadan est fini. Ils me répondent : oui, ça fait du bien. Pendant que je continu d'avancer, nous échangeons rapidement sur la difficulté du jeûne. Je leur montre mon chapelet et leur explique que je connais cela durant ceux accompagnant mes neuvaines. J'arrive au centre-ville et passe à côté d'un café où je ne suis jamais allé en ignorant que dans moins d'une heure je vais y revenir.

 

Je vais à ma banque. Je vérifie le crédit de mon RSA et prélève ce que de besoin plus une épargne de précaution qui ira rejoindre celle des mois précédents. Puis je me dirige vers la librairie dans une petite rue piétonne d'à côté, la dernière de la ville. Je connais la libraire. Je l'ai vu s'installer il y a plusieurs années. Ils étaient trois à l'époque. L'une a fermé pour cause de retraite sans repreneur. L'autre a fermé pour cause de livres sans lecteurs ni lectrices suffisants pour la garder ouverte. La libraire habite mon village, à quelques centaines de mètres de ma maison sur le trottoir d'en face. Je me rappelle de nos conversations lors de sa première installation. Fort de plusieurs années d'expériences bancaires et humaines, je lui avais fait raconter son histoire de vie professionnelle. Découvrir et connaitre les gens que je rencontre une fois ou plusieurs fois, mon plaisir préféré. Sur ses conseils, je choisis un livre-cadeau pour ma fille ainée. C'est aujourd'hui son anniversaire. Puis je commande Le mystère Fulcanelli, en Livre de poche. C'est plus raisonnable au vu de ma situation financière et j'aime ces livres en petit format. Je repars prêt à aller faire mes courses à la grande surface à l'extérieur de la ville. Je ne regarde pas l'heure, il est assez tôt pour ne pas louper le dernier bus. J'aurai même un de ceux d'avant. Je passe devant un lycée et repense à ce garçon qui vient d'obtenir son Brevet des collèges, ce qui me tire un sourire. J'arrive au passage-piéton  d'une petite rue d'avant la ligne de chemin-de-fer qui traverse la ville. Devant moi, il y a un mur de vieilles pierres pareilles à des pavés, tel qu'on en utilisées au XIXe siècle quand cette ligne fut construite. Au-dessus passe un train venant de Paris et allant vers une province de lointains travailleurs, après avoir déversé une grande partie de ses voyageurs à la gare de la ville, qui iront à pied, en voiture ou en bus continuer leur journée ou renter chez eux, pour un weekend bien mérité. Il y a aussi un petit tunnel passant dessous et une vieille dame se demandant si elle peut traverser ou pas. D'environ un mètre soixante-cinq, elle est fine et bien habillée comme toutes ces vieilles dames coquettes qui mettent dans leur toilette ce qui leur reste de dignité de vivre.

 

Moi aussi je fais attention aux voitures. Il n'y en a pas. Une femme traverse d'un pas décidé. La vieille dame ne l'avait pas vu arriver et, surprise par elle, se reprend de sa décision de traverser aussi. Elle a l'air d'un petit animal apeuré. Je commence à traverser, m'arrête au milieu et comme un agent de la circulation devant une école, je lui dis qu'elle peut traverser. Elle avance de son pas de vieille dame, son sac en cuir noir et des revues à la main. Je la prends par le bras pour l'aider à finir les quelques mètres nous séparant du trottoir. Instinctivement, je lui demande si elle va loin ainsi. Elle me répond qu'elle va rejoindre sa fille à un café. Et il est où ce café, j'ajoute. Je ne sais pas. Je suis allée chercher des journaux et je me suis perdue, me dit-elle. Connaissant le centre-ville et voyant son âge, j'imagine de quel café elle parle. Je n'en vois qu'un seul près de la civette ayant des journaux où sa fille peut l'avoir laissée y aller seule. Nous avançons et j'entretiens une conversation de bonne aloi avec cette charmante vieille dame. J'apprends qu'elle vient d'Aix-les-Bains en Savoie. Je comprends mieux qu'elle se soit perdue. Je la tiens par le poigné pour l'aider, la main ayant un caractère trop intime entre inconnus. Il fait chaud. Nous nous arrêtons rapidement et je sors de mon sac-à-dos au fond de mon caddy une petite bouteille d'eau pour qu'elle se désaltère. Elle me dit qu'elle n'a pas soif, mais je connais les vieilles personnes, insensibles à la soif elles peuvent se déshydrater sans s'en rendre compte. Je lui propose de s'asseoir sur un banc devant le lycée. Elle me répond qu'elle a hâte de retrouver sa fille qui doit s'inquiéter. J'acquiesce. J'apprends qu'elle a 77 ans, son prénom est Mireille et son nom Juillet. Je lui dis que le mien est Houth. Nous rions tous les deux de cette synchronicité. Elle rajoute qu'elle est née le 1er juillet. Je lui dis qu'aujourd'hui est l'anniversaire de ma fille ainée. Il faut que je retrouve la mienne, elle doit s'inquiéter, répète-t-elle. En raison du soleil et de la chaleur, je prends la première rue à gauche pour profiter de son ombre et presque fraicheur. Elle a mal aux pieds, ça fait longtemps qu'elle marche. Nous avançons doucement, elle me dit qu'elle est désolée de me faire perdre ainsi mon temps. Je lui réponds que je ne suis pas pressé, que j'ai tout mon temps. Dans ma tête, mon horloge me dit que j'ai encore le temps de faire mes courses et d'avoir un bus. Nous nous arrêtons trois fois dans cette rue semi-piétonne pour laisser passer en toute sécurité les voitures. Je l'ai prise sous l'aisselle pour la soutenir un peu mieux. Je sens son pouls battre rapidement. Malgré notre rythme lent, la chaleur et un temps de marche que je devine déjà long l'ont fatiguée. Nous arrivons au café que j'ai croisé en arrivant et la fais s'asseoir sur une chaise en terrasse. Économe de mon argent et devinant qu'elle ne pourra pas tout boire avant de repartir, je vais dans l'épicerie d'en face lui prendre une cannette de jus d'orange pour qu'elle reprenne des forces, sûrement mettant en colère le patron du café se disant que je ne manque pas de culot.

 

Elle me demande combien elle me doit. Je lui réponds rien. De quoi vivez-vous ? De la charité publique, je lui réponds avec un sourire. J'entre dans le café pour expliquer la situation au patron qui se montre compréhensif. Je la laisse à se reposer avec mon caddy en garde pendant que je vais chercher sa fille. Arrivé au café que je soupçonne être le bon, je regarde si je vois une femme seule qui pourrait être sa fille. J'entre à l'intérieur et demande au patron si une femme ne lui a pas dit chercher sa mère. Il me répond que non. Je ressors et descends la rue piétonne jusqu'au prochain. Je regarde autour de moi si une femme ne pourrait pas avoir l'air de chercher quelqu'un. En chemin, je rencontre des policiers municipaux. Je leur explique ma quête et leur demande si de leur côté on ne leur a pas signalé cette "disparition". Ils me répondent eux aussi non et prennent le signalement de la vieille dame, son nom, celui de sa fille et mes coordonnées. Ceci fait, chacun poursuit sa mission. Dans le prochain café, même question, même réponse et ainsi pour le troisième et le quatrième. Je repars retrouver la vieille dame, décidé de la confier à la police, ne pouvant faire plus pour elle. En remontant la rue piétonne, une femme à l'air de chercher quelque chose ou quelqu'un. Je l'interpelle et avec un joli sourire elle répond négativement à ma demande. Revenu au café où j'avais laissé la vieille dame, je retrouve mon caddy et la cannette de jus d'orange seuls. Le patron m'indique qu'elle est partie tout droit. Il semble bien ne rien en avoir à faire lui de cette vieille dame qui a perdu sa fille. Je commence à m'interroger sur la réalité de cette situation. Je repasse dans ma tête notre conversation pour en chercher la cohérence et les éventuelles failles. Le long de la rue je demande aux uns et aux autres s'ils n'ont pas vu une vieille dame. A chaque fois un non est la réponse. Je commence à me demander si je suis sur la bonne voie. Un instant, l'idée d'abandonner ma quête me traverse l'esprit. Je pense à cette vieille dame perdue dans une ville qu'elle ne connait pas, à la recherche de sa fille et j'abandonne tout de suite l'idée d'abandonner. L'horloge tourne dans ma tête et l'autre idée de faire mes courses ce soir commence à devenir hypothétique. J'entre encore dans un café des fois qu'elle y soit. Je regarde si je les vois, elle ou sa fille. J'interroge la barmaid et un serveur qui ont bien l'air de ne rien avoir à faire de cette disparition inquiétante. Le soleil a baissé, il fait déjà moins chaud. J'arrive au passage-piéton où j'avais rencontré cette vieille dame fugueuse. Elle n'y est pas, là non plus.

 

Je traverse ayant perdu espoir de la retrouver. Je reprends mon chemin pour aller faire mes courses afin d'avoir le dernier bus. J'ai des choses lourdes à ramener, il fait chaud, cette course poursuite m'a fatigué, pas question de faire plus d'une heure de marche pour rentrer à pied par les champs, comme je l'ai déjà fait de nuit plusieurs fois cette hiver. Moi aussi j'abandonne la vieille dame à son triste sort, la mort dans l'âme. Mais à l'impossible nul n'est tenu. Je passe sous le petit tunnel pour traverser la grande voie afin de rejoindre le canal et monter cette longue rue qui mène à la grande surface. Je regarde ma montre, il est maintenant tard. Je réfléchis près à abandonner aussi l'idée de faire mes courses ce soir. Je pourrais revenir demain, le matin cette fois, afin d'avoir un bus pour rentrer. Je repense au refus de ma carte bancaire à la librairie alors que je venais de m'en servir au GAB. Peut-être est-ce un signe ? Je soupèse le choix d'aller faire rapidement des courses allégées ou de rentrer tranquillement à pied à travers champs pour me détendre. Je reporte ma décision à mon arrivée à la grande surface et repars. Je regarde les feux, je suis prêt à traverser quand de l'autre côté j'aperçois la vieille dame qui revient. Inutile de l'appeler, d'ici elle n'entendrait pas. Je traverse rapidement, presque dangereusement. Arrivé près d'elle, je lui demande si elle me reconnait. Elle prend un air interrogatif, me fixant et dit : peut-être. La réalité de son rendez-vous avec sa fille devient de plus en plus hypothétique. Je réengage la conversation sous un nouvel angle, avoir confirmation que tout çà n'est qu'une histoire qu'elle s'est inventée et la préparer à être prise en charge par la police. Elle reprend son histoire avec de nouveaux détails. Elle vient de Savoie. Je me garde bien de mentionner Aix-les-Bains. Où en Savoie, je lui demande. En Savoie me répond-elle.

  • Vous connaissez la Savoie ?
  • Oui je connais la Savoie.
  • Vous connaissez Aix-les-Bains ?
  • Oui. Vous habitez là-bas ?. Que faites-vous ici ?
  • Je suis avec ma fille. Elle est venue voir des amis. Je suis allée chercher des journaux et l'ai perdue. Elle doit s'inquiéter. Je vais aller la retrouver.
  • Où allez-vous la retrouver ?
  • A un café, elle est avec des amis. Elle habite à Paris.
  • Que fait-elle ici ?
  • Elle est venue voir des amis. Je vais prendre le bus pour aller la retrouver.
  • Quel bus ?
  • Je ne sais pas. En Savoie, je sais quel bus prendre pour aller la retrouver. Vous connaissez la Savoie ? Il y a des lacs. C'est dur la vie en Savoie.

 

Un homme passe, je l'interpelle. Vous pourriez téléphoner à la police, cette vieille dame est perdue. La vieille dame proteste. Je ne suis pas perdue, je vais retrouver ma fille. Elle est à un café. Pas la police, ça va inquiéter ma fille. Non Mireille, elle sera rassurée de vous savoir en sécurité, luis dis-je pour lui en faire accepter l'idée. Vous connaissez mon nom, me demande-t-elle. Vous me l'avez donné tout à l'heure lui dis-je avec un sourire. Ah bon, répond-elle, l'air étonné. J'explique rapidement la situation à l'homme qui accepte de m'aider. Il sort son smartphone qui a l'air neuf. Il a l'air de ne pas savoir comment téléphoner avec, ce qui me confirme qu'il ne doit pas l'avoir depuis longtemps. C'est le 17 la police ? Le 17 ou le 112, je lui réponds. C'est les pompiers dit-il, l'air pas rassuré. C'est une plateforme, ils vous passeront la police après. Au lieu de me passer le smartphone, il commence à expliquer la situation. Il s'investit, ça me plait. Après la plateforme, il réexplique à la police ce qui se passe comme s'il était seul avec la vieille dame. Ça me fait sourire, il est gentil et dévoué. La police demande à parler à la vieille dame qui proteste encore d'être perdue et que tout va bien. Je m'inquiète de voir échouer ma demande d'aide et reprends la conversation. J'explique à la policière que je doute de l'histoire et de la santé mentale de la vieille dame. Elle veut lui reparler pour justement vérifier sa cohérence. Ceci fait, l'homme reprend son smartphone, écoute et l'éteint. Ils vont venir la chercher me dit-il. Maintenant, il faut calmer la vieille dame dans cette attente. Je continue de converser avec elle et cherche à la rassurer avec toujours les mêmes arguments, que sa fille va être contente de la savoir en sécurité. Une patrouille arrive. Deux policiers sortent de la voiture et le plus gradé interpelle la vieille dame afin de l'entendre et de savoir comment retrouver sa fille. Il lui demande si elle a un traitement médical. L'autre vient vers moi et s'informe de la situation. Je lui explique comment je l'ai trouvée et toute l'histoire, en finissant par mettre en doute la réalité de la présence de sa fille ici. Le gradé regarde dans son sac et trouve un trousseau de clés, dont l'une avec une étiquette portant le numéro 101. Elle ne sait pas ce qu'est cette clé. Elle a aussi un calepin avec des numéros de téléphone et des adresses. Elle lui montre celui de sa fille. Le policier l'appelle et lui dit qu'il est avec sa mère qui la cherche. La personne lui répond quelque chose et il dit vous n'êtes pas sa fille ? Ah bon. Il regarde la vieille dame et lui dit : vous êtes en maison de repos ! Non pas du tout proteste la vieille dame. Si, vous êtes en maison de repos confirme-t-il. Je l'entends reprendre de son interlocuteur : elle a un début d'Alzheimer. Je souris en regardant l'homme au smartphone et l'autre policier. Cela confirme ce que je leur disais de mes doutes. Elle s'est sauvée dans l'après-midi d'une maison de repos de la ville et elle marche depuis à la recherche de sa fille qu'elle ne retrouvera pas ce soir.

 

La vieille dame accepte de partir avec les policiers et avec l'homme au smartphone nous reprenons chacun notre chemin. Lui se souviendra sans doute longtemps de ce moment sûrement inhabituel dans sa vie, pendant que la vieille dame m'aura sûrement oublié dans quelques instants. Moi, je le rangerai avec d'autres semblables pour m'en rappeler plus tard, au détour d'une conversation sur les personnes Alzheimer ou sur ma tante qui partage cette maison de repos avec la vieille dame. Ainsi elles libérent leurs enfants du poids de la responsabilité de s'occuper d'elles avec une sécurité toujours difficile à assurer seul. Je regarde ma montre, j'ai le temps de faire mes courses et de prendre le dernier bus. Dedans, j'y vois une jolie femme en conversation au téléphone. En allant appuyer sur le bouton de demande d'arrêt, elle colle son entre-jambes à mon bras qui retient mon sac et mon caddy, me faisant apprécier la douceur de son jean et la fermeté de sa cuisse. La quarantaine, plutôt fine et dynamique, à la peau bronzée, aux yeux et cheveux sombres, elle descend au même arrêt que moi. Elle s'arrête immédiatement et allumant une cigarette, elle se retourne vers moi et me regarde. Je continue mon chemin faisant semblant de ne pas la voir. J'ai eu mon compte d'émotions pour aujourd'hui et j'ai mes courses à ranger.

Vieille dame 001

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