Transmutation bancaire

Il est seul, silencieux, dans cette grande salle de formation, réunion de deux autres. Dehors, une cannette ou un gobelet à la main, ils parlent, plaisantent, rient, encore inconscients de ce qui les attend. Mais en auront-ils conscience à un moment de ce séminaire qui ne fait que commencer. Se réveilleront-ils durant ces trois journées en disant, je ne suis plus vraiment le-même ou la-même, ou ce sera un matin, seul devant leur miroir, ou encore, silencieux, en écoutant les autres parler, qu'ils comprendront que ces quelques jours les ont changés. Par quelle magie, par quelle alchimie, ces jeunes-gens et jeunes-femmes vont passer de l'état de profane à initié à la Banque. C'est la mission qu'on lui a confiée, les initier à la Banque. En trois jours, pas question de leur faire une vraie formation bancaire, impossible. C'est ce que lui avait dit son N+1 et presque ami, dans ce TGV en revenant de Bordeaux. Comme il voyageait avec lui, ils étaient en première, lui seul n'y a pas droit, pas assez gradé. Il est un tâcheron de la l'ingénierie de formation. Après une déjà longue carrière dans une entreprise bancaire de renommée mondiale et un détour par le syndicalisme, il s'était orienté vers cette filière, qu'il trouvait noble. Prenant tout le monde de cour, la Direction Générale et son syndicat, il était arrivé à sortir de ces champs de batailles sociales où on est tous camarades mais où on compte ses amis sur quelques doigts d'une main, s'il vous en reste. Le dialogue social, il l'a pratiqué. D'établissement pour commencer, où il gagna son béret de commando syndical un jour que ses deux collègues féminines l'appelèrent en larmes. Profitant de l'absence du Secrétaire du Comité d'Établissement, le Directeur du Groupe d'agences, les a attaqués par leur point faible, ces deux femmes, là que pour le social, sans aucune dimension politique. C'est politique, une expression étonnante dans le syndicalisme pour un profane, qui désigne que les couteaux sont sur la table de négociation, les grenades prêtes à exploser, les ordres de mobilisation déjà en grande partie rédigés. Lui était en poste encore aux deux-tiers de son temps à ce moment-là. Ils avaient pris le Comité à l'ancienne équipe qui ne faisait plus son travail, il y avait un an. Aujourd'hui, ils devaient faire face à une nouvelle Direction venue remette de l'ordre dans ce Groupe. Le syndicalisme, ce n'était pas sa vocation. Il connaissait déjà le Délégué National de son syndicat, ancien collègue de sa femme. Il s'était syndiqué un après-midi, sortant d'un entretien houleux avec l'ancien responsable du personnel, qui venait de lui dire que ses explications ne l'intéressaient pas, sous les yeux ébahis de sa N+1. Son métier du moment, c'était la banque de détail aux entreprises. Il était un spécialiste du crédit aux entreprises sous toutes ses formes, avec ou sans mise à disposition d'argent. Avant, il avait fait d'autres métiers, avait tenu une caisse, fait du guichet. Il savait ce qu'est un client, particulier ou professionnel. Après le BP-Banque, il s'était orienté vers ce métier de Rédacteur Engagement. C'était l'ancien Directeur de Groupe qui l'avait fait venir de Paris pour renforcer son service crédit. Les Sous-directeurs Entreprise et du Personnel le considéraient comme un pistonné, l'homme du Directeur. Quand il était arrivé dans le Groupe, le Directeur, lui avait dit, tu sais un Directeur c'est isolé au fond de son couloir, alors n'hésite pas à venir me voir pour parler de ce que tu vis, nous pourrons partager tes interrogations. Il avait compris le message, nul besoin d'un dessin. Mais faire le baveur, la balance, ce n'était pas dans son tempérament. Dans la banlieue de son enfance, on exècre ce genre de personne, lui aussi. Il partageait ce pseudo privilège d'avoir été parachuté de Paris avec son collègue d'en face. Lui venait du crédit immobilier, il était excellent en acte de crédit et prise de garanties hypothécaires. Rêvant de passer au métier, plus valorisant, de rédacteur des engagements aux entreprises, c'était le syndicat qui lui avait permis de venir dans ce groupe de grande banlieue parisienne. Le groupe couvrait tout le nord de leur département. Ce territoire allait devenir à tous les deux leur terrain de chasse syndicale.

 

L'ancien Directeur avait face à lui deux syndicats à la culture de petit Groupe de province francilienne ne comprenant rien aux nouveaux enjeux de ce Groupe puissant. Réunion de l'ancien et d'une partie d'un autre, éclaté en deux en raison d'une de ces restructurations qu'adorent ces manageurs et ingénieurs en organisation ayant fait les Grandes Écoles commerciales ou d'ingénieur, il avait comme clients de grandes entreprises internationales venues s'installer dans ce nouvel est francilien. Ami de loisirs pour adultes libérés du numéro deux de son syndicat, il lui avait demandé quelqu'un qui puisse les déstabiliser. C'est ainsi que son collègue avait été muté dans ce Groupe, avec l'aval de la Direction des Ressources Humaines de l'entreprise. Elle aussi était en recherche d'un partenaire de dialogue social avec lequel elle puisse signer des accords "performants". Stratégie qui s'avèrera gagnante pour les deux parties dans les années suivantes. Jeu d'acteurs, jeu de dupes, jeu de carnassiers, dans lequel le pouvoir est un enjeu pour le patron comme pour les syndicats, où tous les coups ou presque sont permis. Le monde du dialogue social n'a pas grand-chose à envier à celui de la politique et s'y mêlent parfois, il allait le découvrir au fur et à mesure de son ascension rapide. Avant, il aura dû essuyer les humiliations que lui infligèrent ces deux Sous-directeurs. Dans les jeux de pouvoirs entre eux et le Directeur, il est un pion, un pion de jeu d'Échec, lui le joueur de Dames. Sous prétexte de lui faire découvrir le métier de Rédacteur, ils l'ont envoyé dans une petite agence où l'administratif prédomine sur l'analyse. Il n'est pas administratif, ils le savent. Le Directeur n'a rien pu faire et ne l'a peut-être pas voulu, ne le voyant pas assez à son goût dans son bureau... Il est échangé contre cette petite femme, un peu ronde, très heureuse de monter à la succursale, promu de Secrétaire-Rédacteur à Rédacteur. L'idée ne plait pas à tout le monde. L'Adjoint au Sous-directeur entreprise, aussi chargé des dossiers préoccupants, a dit que c'est une mauvaise idée pour les deux. Il l'apprendra de sa bouche plus tard. Il sait de quoi il parle et perd un bon analyste avec qui il avait commençé à travailler. Le sien est un de ces dinosaures issus de l'ancien Groupe. Il connait tous les clients comme dans un village de province, est un excellent monteur de crédit mais un très mauvais analyste. Le service crédit, dans sa partie entreprise, était fait de ce mélange de dinosaures de la banque d'entreprise et de jeunes diplômées peu aguerries dans le domaine. Recruter des jeunes BAC+5, c'était sa politique à ce Directeur affable qui tutoyait à l'américaine tout le monde, sans distinction de sexe, d'âge ou de fonction. Une absence d'apparence de hiérarchie et une proximité qui cache un faible respect de l'autre. Lui, ayant commencé sa carrière dans une grande Direction internationale, le respect, il sait ce que c'est et en connaît sa grande valeur.

 

Cet exil professionnel ne dura que quelques mois. Si lui ne donnait pas entière satisfaction, comme on dit dans les évaluations régulières auxquelles vous êtes soumis, comme à l'école, dans ces grandes organisations, elle, c'est un véritable échec. Il est toujours plus facile de s'abaisser que de s'élever. L'échange est à nouveau fait, dans le sens inverse cette fois-ci. Il retrouve son poste de Rédacteur et son collègue militant qui lui demande plusieurs fois par mois, voir semaine, de se syndiquer. Il a déjà réussi à en persuader d'autres, notamment cette petite femme, humiliée dans ce jeu de dupes, où elle fut la dupée. Lui n'est pas sorti non plus indemne de ce voyage aller-retour. Le Directeur lui dit que ce retour est une sanction en lui remettant la lettre le sous-entendant. Ce n'est pas encore une vraie sanction mais un avertissement. Il sert les dents. Ce n'est pas la première fois qu'il assiste à cette comédie théâtrale de management de grande entreprise. Il a failli être licencié. Brulant la chandelle de sa jeunesse finissante par les deux bouts, il ne pouvait plus faire une addition droite. Problème quand on tient une caisse principale à deux pas d'un grand marché parisien. Exilé dans un service de back-office en punition, c'est là qu'il a repris ses études bancaires, soutenu et aidé par sa future épouse. C'est cinq ans après ce jour d'humiliation, où on le soupçonna à tort de vol en lui proposant de quitter l'entreprise de lui-même avec un peu d'argent, qu'il a rencontré ce Directeur comme professeur de markéting à l'ITB et qui le fit venir dans son Groupe. Avec son collègue d'en face, ils avaient préparé leur campagne électorale longtemps à l'avance. Ils avaient commencé à mettre en place un comité d'Établissement parallèle. Ils faisaient des commandes groupées pour leurs collègues. Il se rappellera toujours le regard encore ébahi de sa N+1 quand ils firent entrer par la fenêtre des centaines de boîtes de gâteaux qu'ils stockèrent dans le service crédit. Elle ne pouvait pas faire grand-chose. Son collègue était soutenu par le Directeur et lui, elle en avait peur. Elle le lui avait avoué quelques temps avant qu'elle quitte l'entreprise, pas faite pour ce monde de requins sanguinaires. Faut dire qu'à eux deux, assistés du dinosaure, ils avaient mis en place une démocratie participative. Le service crédit, surtout dans sa partie entreprise, était devenu une section syndicale où toute demande un peu spéciale devait recevoir leur aval. Jeune diplômée, un peu frêle, elle ne pouvait faire face à ces deux mastodontes, l'un avec une grande gueule, l'autre un chêne indéracinable, protégés du Directeur qui avait enfin réussi à monter une équipe syndicale de choc. Quand il avait appris qu'il se présentait aux élections professionnelles avec son collègue d'en face, le Sous-directeur entreprise lui avait dit que c'était l'alliance de l'eau et du feu. Lui n'avait rien répondu, se disant que l'heure des règlements de comptes aura bientôt lieu. Le lendemain de leur élection, il avait été amusé par ce grand nié l'appelant Monsieur sur le trottoir en arrivant le matin pour lui dire qu'il voudrait le voir pour lui parler de son compte, débiteur comme d'habitude. D'habitude, il lui hurlait son nom dans le couloir devant tout le monde en disant vous êtes encore débiteur. Rien que cette bassesse se voulant respectueuse valait tous les coups qu'il avait pris et allait prendre de partout. Entre les deux tours d'élections, il avait tendu la main au second du Comité, lui donnant une chance de garder sa place. L'autre l'avait pris de haut, lui disant qu'il allait avoir sa promotion maintenant qu'ils allaient prendre le Comité. Mauvaise idée, non seulement il retournera travailler, mais en plus pas dans le meilleur poste et bien d'autres mésaventures personnelles lui arrivera. Ne jamais humilier un de ces étranges personnages, moitié croyant, moitié chaman… Aujourd'hui, tout çà est derrière lui. Il y a un nouveau Directeur venu avec son Sous-directeur du personnel, ayant fait ses classes de l'autre côté de Paris face à un syndicaliste réputé redoutable et expérimenté. Ces deux jeunes n'ont sur le papier pas beaucoup de chances de tenir longtemps. Le projet serait de remettre en place l'ancienne équipe que ça ne l'étonnerait pas. Mais ce n'est pas encore fait et ne le sera jamais ! Dans un moment de colère, ce Sous-directeur RH lui dira vous êtes pires que M... Il le prit comme un compliment et un honneur.

 

Après s'être fait expliquer la situation, il appelle son collègue, maintenant Secrétaire du Comité, donc numéro un. Lui cumule les mandats, dont ceux de trésorier de ce comité, de Secrétaire du CHSCT et de Délégué syndical d'établissement. Localement, le syndicat, c'est lui. S'il y a un accord à signer, c'est sa signature à lui. Une fois, il entendit cette phrase terrible, allez-y on vous fait confiance. Ce jour-là, il avait les horaires de travail de plus de trois cents personnes au bout de son stylo. Ils sont en litige avec la nouvelle Direction sur les heures de délégations. L'ancienne leur avait laissé du surplus sur celles légales pour faire fonctionner correctement le Comité et développer leur empreinte syndicale sur ce Groupe. Une fois revenu de Paris, ils vont tous les deux, le soir, négocier à couteaux tirés cette histoire d'heures de délégations. Ils sont en position de faiblesse, doivent céder, sur le papier… Un plan de récupération des heures indûment prises est mis en place. Il ne sera pas vraiment respecté par ces deux dames, sur instruction du Secrétaire avec son accord de mauvais gré, n'aimant pas respecter sa parole. Cet affrontement donnera lieu à un dérapage en réunion mensuelle de la part du Directeur. Je ne vous rappelle de vous laver tous les matins, j'espère que vous le faites, avait-il dit à cette femme très coquette. Il y avait failli avoir rupture du dialogue social. Lui avait voulu rester à la table des discutions. Stratégie du donnant, donnant. Le midi, ils étaient allés voir ce Directeur explosif et machiste. Ils étaient en position de force. Le plan de récupération des heures fut renégocié. L'après-midi, il faisait ses excuses à l'insultée. Première victoire d'une longue suite… Les élections d'après leur avaient permis de résoudre ce problème d'heures en écrasant leur adversaire, qui avait perdu tout espoir de reprendre le Comité un jour. Entre temps, la Direction avait fait une autre erreur. Sur ordre du Directeur rancunier et croyant le déstabiliser, il avait été retiré du service crédits et mis dans l'équipe de renfort, renvoyé au guichet à tenir une caisse. Grave retour en arrière. On lui avait donné le choix de là où il pourrait faire son stage de "remise à niveau". A leur grande surprise, il avait choisi une agence très éloignée de chez lui. Ils voulaient le briser, il allait en sortir plus fort que jamais. Cette agence faisait parti des soutiens à l'ancienne équipe du Comité. Son objectif était de les retourner et il y arriva. De renfort en renfort, son professionnalisme et son empathie le rendait sympathique à tous. C'est cette sympathie et le sérieux de la gestion du Comité qui se traduisient en une hausse de dix points dans les élections suivantes. Après cette deuxième victoire, une place se libérant au Comité Central de l'Entreprise, il accède dans la cour des grands. Son collègue n'avait pas voulu y aller. Il avait peur qu'étant trop à Paris, il lui prenne sa place de numéro un local. Ce jour-là, il comprit que les amis dans le syndicalisme, c'est très relatif quand il est question de pouvoir. En cinq ans, il va devenir mieux qu'un numéro un local, il va devenir quelqu'un qui compte dans son syndicat et dans son entreprise. Après ce Directeur local hargneux, il va découvrir les vrais puissants, les grands fauves de la grande jungle du monde de la banque et de la finance mondialisée. Il ne prendra pas tout de suite conscience de qui il a affaire. Dans cette arène nationale, il continue de s'exprimer comme dans son Groupe d'agences. Il fait quelques maladresses, apprend à s'excuser quand il le faut, mais pas trop souvent. Il a ses idées et compte bien les défendre, toujours aussi récalcitrant aux arrangements d'appareils. Mais il faut bien mettre de l'eau dans son vin et faire passer l'intérêt supérieur avant les intérêts particuliers… Donnant, donnant, c'est souvent l'occasion de faire passer des dossiers individuels. Une mutation à Bordeaux pour regroupement familiale, dans cette ville où tout le monde veut aller, vaut bien un avis tolérant sur un projet sans vrai enjeu. Ce genre d'accord passé en direct lui vaut les foudres du numéro deux de son syndicat qui avait un militant à placer comme le fut son collègue. Entre eux, c'est souvent la confrontation. Être l'ami du numéro un dont le numéro deux veut la place n'est pas une position facile tous les jours. Dans cette arène, il y a vécu de l'intérieur la plus grande bataille financière et boursière du XXe siècle entre deux géants français au détriment d'un troisième. Durant ces mois de guerre, plus d'amis qui tiennent. Quand le numéro deux dira, mieux vaut faire le boucher que le veau, la messe était dite, la stratégie définit crument ! Chaque syndicat défend son entreprise. C'est l'union sacrée entre syndicats de l'entreprise et la presque compromission avec la Direction Générale. Les amis d'hier sont devenus les adversaires du jour. Après cette guerre industrielle et financière, les cicatrices ne se refermeront pas tout à fait. Surtout que le renversement de force entre banques se traduit aussi par celui au sein du syndicat, au bénéfice du regroupement du boucher gagnant avec son veau, au détriment du boucher perdant.

 

C'est après qu'il reprit ses études, cette fois-ci pour les Ressources Humaines et la formation, durant trois ans. Une fois de plus, c'est le Directeur qui le fera venir. Cette fois-ci ce n'est pas dans un groupe de banlieue, mais dans une Direction couvrant la France entière. Ancien syndicaliste imposé par le patron, il ne part pas gagnant auprès du Secrétaire Général ayant les Ressources Humaines et la formation sous son contrôle direct. Une fois encore le bureau du Directeur lui est directement accessible, après ces années de face à face respectueux dans un dialogue social souvent tendu. A son tableau de chasse une réorganisation nationale avortée, une mise en danger de tribunal du Président de l'entreprise, une réorganisation régionale passée sous les fourches caudines d'exigences inappréciées, un engagement écrit que le DRH Groupe ne voulait pas donner et quelques autres reculades se chiffrant en centaines de milliers d'euros ou en millions selon le cas. Mais tout çà est derrière lui. Après une période de transition, il ne reprendra plus jamais contact avec ses anciens collègues syndicalistes, à la grande joie de son collègue, qui a changé de syndicat après qu'on lui ait refusé de reprendre sa place au Comité Central d'Entreprise. C'est politique lui avait répondu le numéro deux, devenu numéro un après le départ en retraite de son ami, qu'il avait toujours défendu, fort d'une puissance et influence nationale et interprofessionnelle jamais envisagée quand il se syndicat dans un moment de colère. Avoir un accès direct à ce bureau-totem ne met pas vraiment à l'aise ses N+1, N+2 et N+3. Jamais, il n'en abusera ! C'est entre nous, il répondit à son N+1 qui lui demandait ce qu'ils s'étaient dit avec leur Directeur, se promenant dans le parc de ce château servant de centre de formation, un soir après un repas avec ces jeunes BAC+2-3 qu'il doit initier à la banque par centaines. Ces jeunes, la Génération Y comme on les appelle, il va falloir y aller avec doigté. Il a sa méthode. Comme d'habitude, il est arrivé durant l'exposé du représentant des RH. Sans un mot, il s'est installé dans le fond de la salle, dans leur dos. Ce n'est qu'à la pause qu'il est présenté par la coordinatrice du séminaire. Cette coordinatrice, c'est une idée à lui. Quand son N+1 lui avait présenté ce projet dans le train, il lui avait dit qu'il ne pouvait pas gérer la cellule d'ingénierie de formation et de la qualité en coordonnant un séminaire aussi lourd. Le choix de la personne était de son N+1. Elle ne lui est pas inconnue. Il y a longtemps, ils avaient travaillé ensembles. Elle était son N+1, aujourd'hui ils sont à égalité. Ces liens anciens se renforceront de travailler ensemble à Paris et dans ces séminaires d'une semaine entière, à vivre ensembles du petit-déjeuner au diner avec les stagiaires et des après-diner avec leur N+1 ou N+2, à se détendre en parlant de tout et du travail autour d'un verre. Se relever la nuit, travailler le week-end ou durant les vacances, pour faire avancer le projet en cours, aux délais toujours trop courts et aux moyens humains alloués toujours trop faibles, il connait. Depuis qu'il est l'interface entre la cellule qualité du réseau d'agences en France et les départements et Groupes de production et d'appui de sa Direction, la situation ne s'est pas vraiment arrangée. Il n'est pas dans l'organigramme qualité de l'entreprise mais il en est devenu un rouage important. Bien qu'il s'en défende, c'est un passionné. Passionné par sa femme, ses enfants et son travail, qui passe trop souvent avant eux. Ces stagiaires-apprenants sont aussi un peu ses enfants. Il est assez vieux pour l'être. Durant trois jours et demi, il va les emmener de là où ils ne savent pas être à là où ils n'imaginent pas aller. Pour y arriver, il va commencer par les déstabiliser, comme au judo qu'il pratiqua jeune. Pour cela, il a ces photos qu'il vient de poser sur les tables qu'il a regroupées.

 

Ces photos, il les a scrupuleusement choisies durant deux semaines. On appelle cela le photo-langage. Il l'a découvert durant ses études en ingénierie de formation au CNAM. Amateur de spiritualité, initié au symbolisme de différentes religions et spiritualités, le photo-langage ne pouvait que le séduire. Pour confectionner son instrument de travail, il est allé voir sa maquettiste et lui a emprunté sa collection d'images numériques. Il a délibérément évincé toutes celles sur lesquelles il y a des personnes ou des animaux, que des paysages vides. Photos de ville, de campagne, de port ou de montagne, elles doivent pouvoir être un espace ou chacun peut se projeter seul ou avec d'autres. Ces photos sont des châteaux hantés où on peut errer, se confrontant à ses rêves, angoisses, fantômes. Il en a sélectionné un jeu de quatre-vingt au total. Il en utilise fréquemment que cinquante, qu'il a sélectionnées au fur et à mesure des séminaires, selon les choix des uns et des autres. Pour les choisir, il a dû se méfier de lui-même. Ce fut une petite psychanalyse. Chaque photo qu'il avait choisie, il dut l'analyser pour comprendre pourquoi il l'a choisie. Il se découvre lui-même, ses envies, ses peurs, ses espérances. Il faut équilibrer le masculin et le féminin dans ce choix. Il dut faire appelle à la femme qui sommeille en lui, mettre en sommeil l'homme qu'il est. Il y a aussi le choix de la variation des couleurs, du sec, de l'humide, du vertical, de l'horizontal, du vide et de l'encombré, etc. Laisser reposer pour reprendre un peu de fraîcheur dans son regard, tout çà prend du temps, d'où les quinze jours. Avec ces photos, il vont devoir répondre à trois questions. Comment voyez-vous la banque ? Comment autour de vous, les autres voient la banque ? Comment voulez-vous que ces autres voient la banque dans dix ans ? La pause est terminée, ils entrent, découvrant ces photos étalées, se demandant pourquoi ? Ils peuvent choisir une, deux ou trois photos pour répondre à ces trois questions. Ils doivent ensuite expliquer ce choix. C'est toujours les plus orgueilleux qui commencent. C'est l'occasion de se mettre en valeur, de tenter d'imposer sa marque sur le groupe. En sociologie, on les appelle des leadeurs naturels et en psychologie, sujets Alpha. C'est l'occasion pour lui de les repérer. Il devra les maîtriser pour la suite de sa formation, sans en faire des martyres ralliant à eux le groupe contre lui. L'idéal est de s'en faire des alliés. Difficile pour tous, il les utilisera les uns contre les autres si besoin est. Demain, il a prévu des formations sous forme de jeux où la collaboration sera déterminante. Ces individualistes y seront mal à l'aise. Ce sera l'occasion de faire émerger d'autres leadeurs ayant plus d'empathie. On appelle cela la dynamique de groupe. La collaboration c'est essentiel dans leurs métiers, c'est cela qu'ils doivent comprendre principalement. A la fin de ce séminaire, ils doivent être fiers de faire partie de cette entreprise et de travailler dans la banque. Rapidement, se met en place des échanges entre les apprenants. Certains ont choisi la même photo tout en l'interprétant différemment. Une fois, le Secrétaire Général avait décidé d'y participer. En clair, ne croyant pas à cette fumisterie, il avait décidé de saboter sa formation. Il ressortit pour l'occasion ses compétences de syndicaliste. Il arriva à coaliser le groupe autour de lui, chacun mettant tout son cœur à démonter que ces images lui parlent. Le lendemain, de retour à Paris, le Secrétaire Général avoue à son N+1, qu'à son grand étonnement, que ce truc marche. De fumiste, il devient magicien au pouvoir étrange de faire parler ces jeunes de la Génération Y. Réputés individualistes, ils reviennent dans leur service avec l'envie de travailler en groupe, fiers de faire partie de cette belle entreprise, ayant une idée plus précise de ce que sont la banque et ses clients. Ça serait parfait, s'il n'y avait pas eu cet accident. Un jour, une jeune-femme sort déstabilisée comme ses collègues de l'épreuve des photos. Sa réponse, je ne suis pas faite pour la banque ! Au lieu de la dissuader, il la comprend, choquant sa collègue et presque amie de ce manque de professionnalisme. De retour dans son Groupe d'appui, la jeune-femme démissionne générant la colère de son directeur de Groupe. C'est l'occasion idéale, pour sa presque amie de l'évincer, réduisant de trois jours et demi à deux jours sa présence, pour assurer son pouvoir sur cette formation qu'il a conçu au trois-quarts. J'ai besoin de toi pour un autre projet lui dit son N+1. Il y en a pour six mois de travail. C'est sur les titres. Tu auras une grande spécialiste du sujet pour t'aider. Le seul problème, c'est qu'elle sort de dépression nerveuse. Ce n'est pas grave, je l'aiderai à remonter la pente, répondit-il…

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