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Je descends du train !

C'était sans doute vers la fin des années 1990, ou en 2001, un matin quelconque. Ce matin s'annonçait comme un autre, dans une journée comme une autre. Je n'avais pas de réunion ce jour-là, mais j'allais tout de même à Paris. Peut-être en avais-je une le lendemain à préparer ? Peut-être devais-je étudier des dossiers, préparer la défense d'un salarié au Conseil de Discipline en passe d'être licencier pour des faits délictueux ? Ça arrive souvent dans une banque. La tentation de l'argent… Je ne m'en souviens plus, ni de la saison. Je me souviens que c'était une journée ensoleillée. Une de ces journées qui me font penser à la réplique de cet indien dans ce vieux western oublié : C'est une belle journée pour mourir.

 

Malgré que nous ayons été à Meaux, le quai n'était pas très rempli. Il n'était pas de bonheur. N'ayant pas de ces réunions à rallonge, durant toute une matinée ou toute une journée, je pouvais arriver plus-tard. Le train arriva doucement, un de ces vieux trains en fer-blanc, sans portes qui se verrouillent automatiquement, qu'on ne peut plus ouvrir une fois qu'il roule. Je suis entré dans un wagon, sûrement le même que d'habitude, ni tout devant, ni tout derrière. Le train venait de la Ferté-Milon. Était-il à l'heure ou en retard comme souvent sur cette ligne non-électrifiée ? La dernière de l'Île-de-France paraît-il. Il y avait encore des places assises libres, suffisamment pour tout le monde. Je me suis assis le dos à la marche, le long de l'allée centrale. Lui était assis juste sur le siège d'en face. Mes genoux pouvaient toucher les siens. Si je levais la main, je pouvais lui serrer la sienne sans même me pencher. La promiscuité des trains de banlieue, quoi.

 

Le wagon était silencieux nous roulions vers Paris, le prochain arrêt, si tout va bien. Je les vu arriver 3 ou 4, peut-être 5. Ils venaient contrôler les billets des voyageurs. A cette heure-là, en dehors des heures de pointes, c'était courant. Rien d'étonnant, tous les passagers habitués de ces horaires le savaient, ce n'est pas une heure pour voyager sans billet. Lui était calme. Apparemment d'origine africaine, il était habillé comme n'importe quel banlieusard qui va travailler. Dans quoi travaillait-il ? Pas dans un bureau apparemment, ni sur un chantier. Où allait-il ? A Chelles devait-il dire au contrôleur. Mais voilà le train ne s'arrêtait pas à Chelles. Il avait dû oublier de descendre à Meaux pour prendre l'omnibus. Il était apparemment si calme dans ses pensées. Peut-être allait-il à un rendez-vous important pour lui ? Sûrement.

 

Le contrôleur était grand, de type européen, avec une grosse moustache et les cheveux apparemment bruns. Billet s'il vous plait, dit-il d'une voix ferme presque mécanique. Chacun sortit sa Carte Orange, on était tous des utilisateurs habituels. Lui aussi avait une Carte Orange. Je me souviens clairement de celle-ci quand il la montra négligemment au contrôleur. Ce dernier lui lança, ça fera 150 Francs. C'est à ce moment qu'il sortit de ses rêveries et regarda interloqué le contrôleur qui le toisait de toute sa hauteur d'homme debout devant un homme assis.

  • Votre carte orange s'arrête à la zone 3 et le train va jusqu'à Paris !
  • Je vais à Chelles.
  • Vous verrez ça à Paris, moi, je vous mets une amende. Ça fait 150 Francs !
  • - Je ne vais pas à Paris. Je descends du train !

 

C'est alors que se levant, il se précipite vers l'arrière du wagon, bousculant les contrôleurs. On entendit la porte s'ouvrir et le bruit du vent du train en marche. Une jeune métis me faisant face quelques rangées plus loin met ses mains devant sa bouche, ouvre de grands yeux effrayés et pousse un cri d'horreur. Le train s'immobilise, sûrement par le signal d'alarme tiré par quelqu'un venant d'assister à la scène. Plus un bruit, tout le monde se regarde l'air hagard, personne ne pouvant croire à ce qu'il vient de voir. Le contrôleur est abattu, il se sent responsable, sans aucun doute. La jeune femme explique que l'homme vient de s'écraser contre un des pylônes longeant la voie ferrée. Ça a été si soudain, si imprévu personne n'y pouvait rien.

 

Pendant que les secours arrivent un des contrôleurs souhaite prendre des identités pour témoigner de ce qui vient d'arriver. Je refuse. Je n'ai pas envie de témoigner, j'ai envie d'oublier, là, tout de suite. Quelques temps après, le train reprend sa route vers Paris. L'arrêt n'a pas duré très longtemps, le corps était sur le bord de la voie, le conducteur pas en cause. Ce n'était pas comme quand ce RER était passé sur une personne au Blanc-Mesnil, un soir où je rentrais du travail, il y a longtemps. Nous étions restés longtemps à l'arrêt, le temps que les pompiers dégagent le corps découpé, pris sous le train. Durant le reste du chemin, je regardais ce fauteuil face à moi, vide, où il se tenait quelques minutes plus tôt. Arrivé à Paris, sur le quai, dépassant la jeune femme, je lui conseille d'aller voir un médecin. Elle me répond que ça va aller.

 

Je descends les escaliers et m'engouffre dans les couloirs du Métro, direction Porte de Clignancourt. Je n'ai que deux stations, je descends à Barbès. Arrivé au bureau, je suis accueilli par Pascal, cet original toujours le sourire aux lèvres. Comment ça va, me demande-t-il. Je m'effondre. J'avais tenu jusque là, ignorant de toutes mes forces ce qui venait de se passer, dans un déni devenu intenable. Après les explications, Pascal appelle le service médical de l'entreprise. Ils sont prêts à me recevoir tout de suite. Bien qu'il soit dans le même bâtiment, je dois sortir pour y aller. Le "Grand Barbès" est en travaux, sa démolition a commencé. Tout un pan de mon histoire et de l'histoire de milliers de personnes est en train de disparaitre sous les marteaux-piqueurs géants d'énormes pelleteuses.

 

Je suis accueilli par un médecin plutôt jeune, la trentaine, les cheveux sombres mi-longs. Il m'écoute longuement, tranquillement. Ça me fait du bien de parler, de dire, de raconter. Il fallait que ça sorte. A la fin, je lui serre la main et le remercie d'avoir était si compréhensif, si à l'écoute. Il me répond, l'important c'est que le Président le sache ! Quel Président, je me demande ? Celui de l'entreprise, c'est évident ! Il est vrai qu'à l'époque je le croise plusieurs fois l'année, dans de grandes réunions dites plénières, que je lui serre la main, les yeux dans les yeux. Il est vrai que je rencontre et échange presque chaque mois, dès fois plus, avec le DRH Groupe. Il est vrai que chaque semaine, c'est des réunions durant des heures sur des sujets stratégiques pour l'entreprise et ses dizaines de milliers de salariés avec son adjoint chargé des relations sociales et les Directeurs généraux ou centraux. Il est vrai qu'il lui ait même arrivé de me tutoyer les fois où j'ai poussé cet homme toujours maître de lui au-delà de ses retranchements. Il est vrai que j'aurai pu dire tout le bien que m'avait fait cet entretien avec ce médecin. Mais non ! Pas après cette demande, de cette façon, avec ce sourire narquois, le jour de son suicide à lui. Une seule idée me vient : Sale con !

 

Après je téléphone à mon épouse qui travaille dans la même entreprise que moi. Elle me conseille d'aller voir sa psychothérapeute. Je prends rendez-vous, elle me reçoit le soir même. C'était la première fois pour quelques temps de rencontres. Grâce à elle, je découvris Pensées Secrètes de David Lodge. Cet écrivain britannique me devint habituel durant les années qui suivirent. Le dernier roman que je lus de lui fut La Vie en sourdine, l'histoire d'un professeur devenant sourd. Un peu lourd, trop dans le même style que les précédents, je ne l'ai pas fini. J'en ai fait cadeau à une femme au joli visage, sourde. C'était dans une de ces réunions de cette association au joli nom, Réseau d'Échanges Réciproques des Savoirs.

Siege vide 001

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