Les coffres blancs d'amour

C'est une église de campagne, On est en novembre, le chauffage fonctionne mal, il fait froid. Habituellement, cette grande église n'est pas bien remplie pour les messes, même les messes funèbres. Aujourd'hui, elle est pleine. Quelques vieux et vieilles restent dignes, les yeux rougis de peine. Ici une jeune-femme, là un jeune-homme soutiennent ceux et celles qui ont du mal à tenir debout. Leur grand âge a affaibli leur corps. Les années leur sont comptées et pourtant ils en donneraient bien quelques unes, si ce n'est toutes, pour ces enfants qu'ils aiment à en pleurer. Autour de ces grands-parents, sont les parents et les amis des parents. Certains portent des lunettes noires comme ces vedettes sures d'être reconnues qui veulent montrer leur peine en l'endeuillant. D'autres pleurent sans pudeur, c'est leur courage à eux et à elles de laisser couler leur amour en rivières.

 

Par tradition, l'assemblée des adultes est habillée de sombre dans sa presque totalité. Des taches blanches montrent une autre tradition, celle du blanc. Quelques couleurs vives égarées dans ce damier dénotent. C'est leur droit après tout. Devant sont les enfants, enfin, les adolescents. Tous camarades de collège. L'un des collèges est nommé d'une sainte, l'autre d'un comique célèbre disparu. Ils ne se connaissent pas tous, mais tous sont unis dans la peine et la douleur. A l'adolescence, on a toute la vie devant soi, du moins on le pense. Le directeur, la directrice, les professeurs, tous sont venus. Les collèges sont fermés ce jour-là. Il n'y a pas école. Ce n'est pas un jour de fête, c'est un jour de deuil. D'habitude, le silence en classe, c'est difficile à obtenir. Ici, en ce moment-là, il s'impose de lui-même. Aujourd'hui, au programme, leçon de respect, travaux pratique, laissez vos cahiers rangés.

 

Certains, certaines pleurent. D'autre lèvent la tête ou la tournent. Il y a ceux qui ne savent pas trop quoi faire pour penser à autre chose et ceux qui voient une église de l'intérieur pour la première fois. Ils n'y sont jamais entré parce que leurs parents n'y vont pas et leurs grands-parents ne les y emmènent pas non plus pour certains. Pour d'autres, ce n'est pas leur religion d'y entrer. Ce jour-là, la question ne s'est pas posée de savoir si c'était bien ou pas, c'est juste normal. Même leurs parents, pour ceux qui ont pu, sont venus. On ne se pose pas la question de quelle origine est le nom de untel ou untel, la peine n'a qu'une origine, celle du cœur. Dans le silence, sous les hautes voutes, les chuchotements résonnent. Y-a-t-il des anges perchés au-dessus d'eux qui les soutiennent de leur amour céleste ? Drôle de question, se dit un athée qui ne s'attendait pas se la poser un jour. Il y a des évènements qui ébranlent les hommes et les femmes dans leurs convictions les plus assurées.

 

Au pied de l'autel, deux enfants sont en aube blanche, une bougie rouge à la main. En haut des marches, à côté de l'autel, fume un encensoir en laiton suspendu à une canne en fer noir. Une petite femme, sur la gauche, feuillette ses partitions. On la dit chef de chœur. Sur elle repose une partie de la cérémonie, la plus belle qu'elle leur doit à ces petits anges. Le prêtre est prêt. A la porte, le maître de cérémonie fait signe d'entrer et la chef de chœur fait signe de jouer. L'organiste aux vieilles mains encore agiles enfonce une à une les touches longues blanches et noires, rythmant doucement de la tête. Derrière lui, la chorale entonne le chant d'entrée. Ils et elles ont le visage pâle. Les funérailles, ils en ont l'habitude, mais de celui-là non, heureusement. Aujourd'hui, la vie marche à l'envers, parents et grands-parents enterrent enfants et petits-enfants.

 

Ils avancent d'un pas lent et respectueux, les coffres blancs d'amour sur l'épaule. En premier, c'est elle. En second, c'est lui. Ils étaient amoureux l'un de l'autre. Ils disaient qu'ils voulaient se marier ensembles. Leurs parents leur disaient qu'ils avaient bien le temps, et pourtant, le temps est si court parfois. On n'a pas le droit de se marier quand on est enfant. Alors pourquoi a-t-on le droit de mourir ? Avec des gestes sûrs et lents, les porteurs des coffres blancs d'amour les posent sur les supports qui les attendent. Ils ajustent autour les fleurs blanches. Ils posent sur chaque coffre une croix de roses blanches et rose-pâle. Elles sont belles. Elles et lui aussi étaient beaux, beaux comme des enfants, comme des enfants qu'on aime de tout notre cœur. Cœur d'amour joyeux hier, cœur d'amour chagrin aujourd'hui.

 

Leurs parents trouvaient qu'ils s'habillaient bizarrement, trop en noir aussi. Mais c'était leurs goûts, leurs goûts d'enfants, d'enfants amoureux de rock, de rock métal. Leurs parents, à leur époque, c'était le disco dans les boums entre copains et copines. Elle a ce look, ce look qu'ils avaient. Elle s'avance au pupitre. La chef de chœur ajuste la hauteur du micro à ce petit bout de bonne-femme si jeune, mais plus immature maintenant. Elle déplie cette feuille soigneusement pliée. On y reconnait une feuille de cahier, de cahier de collégienne. Mi-poème, mi-chanson, elle est de sa composition cette rédaction d'un cœur, d'un cœur de larmes. Les larmes, elle les retient, de sa voix tremblante. A l'entendre, un aveugle serait qu'elle est jeune, trop jeune pour mourir, qu'on dit. Mais entre ce qu'on dit et ce qui se fait, la vie décide dit-on. Qu'elle drôle d'expression. Qui est donc cette vie pour décider à notre place, la vie qu'on doit avoir et sa durée. Sa mission de témoignage d'amour finit, elle retourne s'asseoir. Un garçon vient prendre sa place. A nouveau, la chef de chœur ajuste le micro. Lui dit tu. A qui parle-t-il ? A celui qui n'est plus là. Lui, il veut croire qu'il est encore là, parce qu'il est dans son cœur. Tu aimais, dit-il. Tu aimais jouer au foot, tu aimais rire et danser, précise-t-il. Tu l'aimais, rajoute-t-il avec son prénom à elle. Dans d'autres circonstances ce serait touchant, là c'est bouleversant. Rares sont ceux qui résistent et un concert de pleures se répand dans l'assemblée en une vague d'amour partie de ce pupitre.

 

Au tour des familles de témoigner de leurs souvenirs, de leur amour.

  • Mes enfants, vous aimiez le rock et pour cela on vous a assassiné.
    Quel mal y-a-t-il à aimer le rock ?
    Ce concert, vous en rêviez depuis longtemps, dans cette salle parisienne au drôle de nom de Bataclan.
    Amoureux de rock métal, que ce concert soit un vendredi 13 novembre vous amusait, comme une fête d'Halloween.
    Hélas, ce soir-là les monstres étaient réels.

Ce soir-là, c'était un vendredi 13 novembre 2015. Ils avaient 15 ans, morts avec des dizaines d'autres pour aimer une musique que d'autres haïssent. Il y eu un 7 janvier, crayons contre fusils. Il y eu un 13 novembre, guitares contre fusils. Il y aura d'autres jours, beaucoup d'autres jours, pleins de crayons qui dessinent, de guitares qui jouent, d'enfants qui rient, de gens qui boivent en terrasse, parce que la vie est plus forte que la mort et l'amour plus fort que la haine, même si d'autres mourront encore pour çà. Ce n'est pas du courage, c'est juste de la vie. Des vies, on peut en tuer, il y en aura toujours d'autres pour prendre leur place, même si elles ne remplaceront jamais les vies perdues. Perdues inutilement, juste pour satisfaire la haine de fous. De fous qui osent dire qu'ils tuent pour la gloire de Dieu. Mais quel Dieu peut se réjouir de tant de morts, des morts d'enfants ? Je n'en connais pas. Ils doivent se tromper.

 

Les cloches sonnent. Les porteurs ont repris les coffres blancs d'amour. Quelqu'un me glisse à l'oreille, que c'est triste un cercueil blanc. Je ne connais pas de cercueil gai, lui réponds-je. Mais ceux-là sont particulièrement tristes, rajoute-t-il. Il me montre une photo et me dit, c'était ma petite-fille, ma petite fille adorée. Je le sers contre moi et nous suivons le triste convoi. Vous les connaissiez me demande-t-il. Je lui réponds, Non, je suis venu accompagner une amie, je ne voulais pas la laisser seule dans ce moment-là.

Cercueil blanc 001

Ajouter un commentaire

Anti-spam