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Jour de neige de printemps

C'était un matin comme les autres pour un jour comme un autre. Il n'avait rien prévu, comme souvent, sa vie l'occupant de vide entre deux obligations alimentaires qui l'obligent à sortir. Ce vide, tout l'hiver, il l'avait rempli de promenades quotidiennes pour fuir le froid de sa maison. Sans chauffage, il avait deux poêles à pétrole et un radiateur pour réchauffer un peu là où il passait ses soirées et sa nuit. Ramener à pied et en bus les lourds bidons de pétrole l'occupait quatre jours de la semaine. Aujourd'hui, c'est le printemps et malgré le froid et l'humidité qui tardent à partir de sa maison, il ne chauffe plus, soulageant son petit budget du prix du pétrole. Quand, se réfugiant lâchement dans un blockhaus et derrière ses policiers et soldats, le Gouvernement avait suspendu le temps de la COP 21, la vente de ce pétrole si nécessaire aux mal-logés, il était entré dans une colère noire vis-à-vis de ces aristocrates républicains dont les actes envers le peuple sont bien éloignés de leur discours. Comme d'habitude, il a fait sortir le chien en se levant. Il ne fait pas encore assez chaud pour laisser la porte-fenêtre ouverte toute la nuit. La petite chatte est montée sur le piano crème à attendre ses croquettes. Homme d'habitude au milieu d'une vie dans un désordre des plus visible dans sa maison, il commence par changer l'eau de la gamelle commune en plastique rose. Puis il met des croquettes au chien dans celle d'à côté en métal brillant. Après c'est au tour de la petite chatte de recevoir ses croquettes, elle aussi. Il s'occupe alors de son petit-déjeuner à lui. Il commence par poser la petite planche-à-découper en porcelaine, sur laquelle il mesure dans la largeur la baguette à couper pour faire ses tartines. Il ouvre en deux les deux morceaux de pain et les place dans le nouveau grille-pain qu'il vient d'acheter. L'ancien a rendu l'âme comme on dit. Il règle la mollette chiffrée sur un peu plus de trois. L'ancien lui manque. Ces habitudes rassurantes qui prennent encore plus de place quand votre vie s'est vidée de tant d'autres par le chômage, un divorce et les enfants partis continuer leur vie ailleurs. On appelle cela la solitude. Une solitude que l'on essaie de combler comme on peut, d'animaux, de radio et de télévision allumées, de vie numérique appelée aussi virtuelle, de rencontres extérieures qui prennent elles aussi plus d'importances, parfois essentielles au maintient d'un minimum d'équilibre mental pour ne pas sombrer dans l'abîme des fous. Il verse du café froid dans sa grosse tasse aux losanges bleu-cobalt, qu'il place dans le micro-onde à réchauffer. Il revient dans le séjour, ouvre son frigo, en sort du beurre et un pot de confiture de fraise; parfois c'est un d'abricot. Un clac lui signale que les tartines de pain sont prêtes. Il les pose à refroidir. Le bip du micro-onde lui signale le café chaud. Il le sort, le pose près de la planche en porcelaine à refroidir aussi. Il prend le couteau dentelé au manche en résine épaisse beige, héritage de ses parents, et le nettoie des restes d'hier. Il déplie soigneusement l'emballage bleu du beurre, en découpe une fine tranche qu'il étale sur une première tartine maintenant un peu plus qu'à température ambiante en ce froid matin.

 

Le ciel est gris, couvert comme ils disent à la météo. Il ne restera pas, il sortira. Pour faire quoi ? Il ne le sait pas encore. Il mange ses tartines, entrecoupant les craquements du pain grillé par le silence du café chaud qu'il boit doucement. Par la porte-vitrée à petits carreaux sales, il voit les oiseaux du jardin venir sur la vieille table de jardin plus vraiment blanche. Il pose sa tasse et saisit dans un grand saladier en verre-pressé un sachet de plastique contenant des graines pour tourterelles. Il n'aime pas celles pour oiseaux du ciel, il y a du tournesol dedans. Il sort chercher les deux petites assiettes servant de mangeoires et rentre les nettoyer. Puis il ressort les reposer sur la table jardin et verse dans chacune des graines en belle quantité. Il doit prévoir afin que tous puissent manger à leur faim. Une fois son déjeuner terminé, il lave sa tasse et monte s'habiller. Ceci fait, il redescend prêt à sortir. Il met dans un sac en plastique bleu les restes de vieux pain qu'il garde depuis plusieurs mois et le range dans son sac-à-dos gris. Sur un buffet, il prend un morceau de fil de fer enroulé pour le mettre dans une poche de sa parka noire. Il l'a trouvé derrière l'église de son village qu'il venait de fermer, accroché au panneau du nom de la rue, Grande rue, à côté du numéro un de la rue. C'est ramassant un gant de cuir noir pour le poser sur ce panneau qu'il avait vu ce fil de fer oublié là. Il l'avait décroché, enroulé et mis dans sa poche. Il avait relevé le gant, il devait affronter le défi au nom de Grande rue. Il met son bonnet vert et sort. Où va-t-il ? Que va-t-il faire ? Il ne le sait pas encore. Il avance tout droit, droit devant. Il a à la main le sac bleu rempli du vieux pain. Il a dû le sortir du sac pour y mettre d'autres affaires. On est lundi, lundi matin, un lundi matin gris d'un printemps froid. Dehors il n'y a personne, juste quelques voitures qui passent. A la sortie du village, il suit la route longeant les champs encore verts. Il marche sur la gauche de la route, les voitures viennent face à lui impassible. Elles le frôlent, parfois dangereusement. Sa destination ? Toujours et encore droit devant. Il arrive au village d'après qu'il traverse. D'autres champs, d'autres voitures qui le frôlent. Il contourne le grand rond-point et arrive au prochain village qui est déjà la périphérie de la grande ville, sa prochaine destination. Il descend la rue qui le traverse passant devant de petits pavillons récents pour arriver au centre commerçant du village qu'il passe. Au milieu de cette rue, il s'est arrêté, se tournant vers la cathédrale qui se dresse au loin pour faire son signe de croix et s'incliner, ouverture du temps magique, du temps sacré. Il continue son chemin, continuant à descendre toujours plus bas. Sa prochaine étape, il la connaît. C'est là qu'il videra son sac bleu de son contenu. Une fourche, il tourne à droite continuant sa descente vers un autre monde, un monde de verdure et de nature boisée et humide, un monde hors du monde. Au milieu de la petite route il s'arrête sur un promontoire, dominant le canal s'écoulant en dessous. Il se signe et s'incline à nouveau. Il attend dans un silence méditatif priant Dame Nature. Au loin les cloches de la cathédrale sonnent dix heures. Quelques flocons de neige commencent à tomber. Il se remet en route.

 

Il s'arrête sur le petit pont qui enjambe le canal à la belle couleur verte, longé à la droite d'un chemin de hallage vide où habituellement courent quelques joggeurs. Quelques voitures passent derrière lui. Sur le canal s'écoulant, en amont, un couple de canards patauge attendant qu'on lui lance quelque nourriture. La neige à peine commencée s'est arrêtée. Il commence par sortir de la poche de sa parka le fil de fer enrouler et le jette dans le canal comme une offrande. Ensuite, il plonge sa main dans son sac et en sort un morceau de baguette durci qu'il rompe. Il jette les morceaux un à un dans le canal. La femelle suit les morceaux qui dérivent vers l'aval laissant seul Le mâle col-vert. De gestes sûrs, il continue de lancer des morceaux de pain vers ce canard aux belles couleurs. La neige se remet à tomber, de plus en plus fort. Derrière lui, les voitures ont cessé de passer. Le pain épuisé, le canard fait une belle danse sur l'eau verte allant d'une rive à l'autre. Il reprend son chemin sous la neige de plus en plus dense. Après le virage, la route traverse un bois au bout duquel se trouve le chemin blanc. La neige recouvre les barrières en bois et couvre les arbres comme si c'était l'hiver. Devant, derrière, nulle personne qui passe. Le froid les a-t-il enfermées chez elles ou ont-elles pris un autre espace-temps ? Au milieu de la route, il s'arrête de nouveau. Il se tourne vers la droite, joint ses mains et s'incline. Il se tourne vers la gauche et recommence ce geste de respect et de salutation. La neige tombe toujours. A la sortie du bois, il traverse la route et prend le chemin blanc à dextre. Il est totalement vide. C'est la première fois qu'il le voit ainsi. Il se dirige vers les arbres le longeant et urine sur l'un d'entre eux comme un loup marquant son territoire. Il marche au milieu du chemin de sable et de cailloux lui donnant sa couleur blanche, longé d'herbe verte où d'habitude courent enfants et chiens et marchent badauds. Ce matin gris et froid, il est seul à marcher sur ce chemin. Il avance doucement avec à sa droite le bois le séparant du canal dominant ce chemin et à sa gauche les immeubles des cités de la ville. La neige s'arrête de tomber. Au bout du chemin blanc, il traverse la cité et se dirige vers le centre-ville. Où va-t-il ? Que va-t-il faire ? Il ne le sait pas lui-même, ses pas le guident droit devant. Il retrouve les gens ordinaires, la vie ordinaire. Il passe dans les ruelles où il est passé des milliers de fois et laisse à sa gauche la cathédrale. Aujourd'hui, il n'y entrera pas. Droit devant au bout d'une dernière ruelle, la large Marne s'écoule. Il tourne à droite et va vers la gare. Il y entre et va au point presse regarder les magazines. Il n'en prend pas. Il achète deux gros donuts, une bouteille de soda et d'eau qu'il range dans son sac-à-dos. Il commande un café et s'assoit tranquillement pour le boire. Il ressort. Dans le hall, un chinoise en rouge coure vers son train. Dehors, il se dirige vers la gare routière où les bus attendent leurs passagers et des passagers leur bus.

 

Il regarde les panneaux indiquant où va chaque bus, il en choisit un. Il entre dans le point de renseignements et demande plusieurs dépliants d'horaires, s'assoit et les consulte. Il en choisit un, qui va l'emmener vers hier, redescendant la rue de sa vie. Le bus n'est pas pour de suite. Il fait froid dehors, il reste au chaud à observer les gens qui vont et viennent demander l'un un dépliant, l'autre quel bus prendre pour aller dans ce village lui paraissant si loin à ce citadin peu habituer à la campagne. L'heure approche, il ressort et va s'assoir sur le banc du quai où le bus doit l'emmener vers hier. Le bus arrive, il est blanc. Sa plaque d'immatriculation porte les lettres DGA, ce sera son point de récupération. Il monte et s'assoie. Le bus part et prend la grande nationale vers cet hier où il va pour la première fois en bus. D'habitude, il y allait en voiture, mais il n'a plus de voiture. Jeune, c'est en vélo le long du canal qu'il était retourné à sa ville avec son ami après être venu voir cette ville qui est maintenant son presque quotidien. Il regarde un à un les noms des arrêts jusqu'à celui où il descend. Il emprunte des rues qu'il n'a jamais prises, mais il sait où il est et où il va. Leur dédale n'est pas un labyrinthe pour lui qui a passé son enfance et sa jeunesse pas très loin de là. Il avance toujours droit devant. Les rues s'enchainent descendant jusqu'au canal, ce même canal où en amont il jetait du pain au canard dansant sous la neige tombant. Maintenant, il fait beau, le soleil brille, mais toujours froid. Il le traverse et se dirige vers la gare. A l'entrée du souterrain, il aperçoit un de ces paumés désoeuvrés toujours à l'affut d'un mauvais coup. Il le voit entrer dans le souterrain à quelques mètres devant lui s'engouffrant dedans. Lui sort les mains de ses poches. Au milieu du souterrain, le paumé fait demi-tour. Ils se croisent. Il serre ses poings lançant au paumé un regard lourd de sens, un regard appris enfant dans ces cités d'à côté où il a grandit entre amour et violence, respect et peur. Le paumé avec son regard perdu passe son chemin se gardant du moindre geste provocateur, face à ce qu'il croyait être un étranger à la peau pâle à cette banlieue dangereuse. Sortie du souterrain, il continue droit devant jusqu'à la place du marché, marché où il allait, déjà à pied ou en bus, avec sa mère. Quelques magasins ont changé, mais il en reconnait d'autres aux enseignes parlant de son enfance. Prochain arrêt la Mairie. Il s'incline devant une plaque commémorative rappelant qu'Afred Nobel séjourna là. L'inventeur de la dynamite qui, horrifié par ce que les hommes en fit pour tuer d'autres hommes, créa les prix qui aujourd'hui encore portent son nom dont le plus beau, le prix Nobel de la paix. A côté une autre plaque commémorative porte le nom de résistants fusillés pour avoir combattu pour cette liberté payée à prix de sang depuis toujours. Il entre dans la mairie. Il voudrait faire déposer une plaque commémorative sur la tombe de ses grands-parents reconnus Justes parmi les nations pour avoir sauvé trois enfants juifs durant l'occupation nazie. Il faut écrire au Maire. Il le fera, peut-être.

 

Il reprend sa route toujours droit devant. Il arrive au cimetière, le fleuriste est fermé. Il demande à une femme trop maquillée attendant son bus où il y en a un autre. Elle lui en indique un plus loin, en face de l'école au milieu d'autres commerces. Sa mémoire se réveille, il se rappelle de ce fleuriste qui commença sur une simple étale de marché devant la boulangerie et la boucherie où sa mère l'envoyé faire les courses quotidiennes. Aujourd'hui, la boucherie est devenue la boutique de la fleuriste. Des algériens ont remplacé les boulangers d'avant, faisant toujours de l'aussi bon pain. Le charcutier traiteur a été remplacé par une boucherie halal et l'épicerie est devenue exotique. Les enfants et les petits-enfants des émigrés avec lesquels il est allé à cette école d'en face ont pris leur place sur ses bancs. Il change de trottoir pour voir de plus près cette école où lui et ses sœurs ont passé leur enfance. Au portail fermé, un enfant noir attend. Il lui demande s'il va dans cette école. Il lui répond que oui. Pourquoi est-il dehors alors que tous les autres sont dedans assis dans la cour à attendre ? L'enfant lui demande pourquoi la grille n'est pas encore ouverte, cette grille par où il entrait et sortait de cette école il y a plus de quarante ans. Il lui répond de patienter qu'ils vont bientôt, puis s'en va. Il retraverse la route, en face est l'ancienne maison du médecin de famille sans doute mort aujourd'hui. Il traverse cette rue des primevères qu'il parcourra une infinité de fois enfant. Le fleuriste est fermé comme les autres commerces, on est lundi. Seule la boulangerie et l'épicerie exotique sont ouvertes. Il entre dans la boulangerie. Devant lui est un enfant, un billet de dix euro à la main. Trop petit, la boulangère à la beauté orientale ne le voit pas et demande au voyageur du temps ce qu'il désire. Un sourire aux lèvres, il montre devant lui l'enfant son billet à la main. La boulangère reporte sa demande sur lui. Le voyageur du temps prend deux baguettes. Pourquoi ? Que compte-t-il en faire ? Son achat effectué il descend la rue des primevères comme l'enfant qu'il fut. Devant lui des femmes et leurs enfants reviennent de l'école. Il se rappelle comment avec sa mère il fit ce même parcours quotidien. Il passe devant les mêmes maisons qu'il longea enfant, leurs habitants ont dû sûrement changer pour la plus part d'entre elles. A l'angle du croisement suivant, l'une d'elles fut une épicerie où il achetait des fritures au chocolat, sa gourmandise d'enfant. En face, la maison fut construite par le coiffeur de sa mère. Il traverse toujours droit devant. Il passe devant une maison où habitat le fiancée d'une de ses sœurs. Ils devaient se marier jusqu'à ce qu'elle change d'avis. Pourquoi ? La peur de s'engager ? Il arrive au second croisement et s'y arrête. Il regarde un gros SUV blanc garé devant le trottoir de droite affichant son catholicisme par un chapelet blanc pendant au rétroviseur intérieur. Provocation ou fierté, que de s'afficher ainsi dans ce quartier aujourd'hui à majorité musulmane.

 

De l'autre côté du croisement, de l'autre côté de cette rue Pierre Curie, ce savant marié à une polonaise qui donna le nom de polonium à cette matière radioactive découverte avec sa femme aimée, il y a une petite maison basse qu'il connaît bien. Cette maison fut la sienne durant 26 ans. Aujourd'hui d'autres y habitent. Ils la vendirent quand son père mourut et que leur mère handicapée vint s'installer chez lui en attendant d'aller dans une maison de repos qui allait s'ouvrir. Il traverse, longe la clôture blanche, regarde dans la cour. Peu de choses ont changé. Deux velux disent que les combles ont été aménagés. Un peu de désordre dans la cour, dans le jardin le grand cèdre est toujours là, ce cèdre planté par ses parents à côté de cette maison construite par eux. Quelques rues plus loin, il y a celle de ses grands-parents où habita aussi cette sœur aux fiançailles rompus et ces enfants juifs sauvés de la barbarie. Au bout de cette rue, est celle qui fut la maison de son oncle et sa tante. Écologistes avant l'heure, ils cultivaient un grand jardin-potager aux allées bien droites et allaient à vélo, ne possédant pas de voiture. Dans sa mémoire, cet oncle immense fut le premier mort froid qu'il embrassa sur son lit. Depuis, il en a embrassé bien d'autres, d'autres qu'il va retrouver bientôt. Il retraverse, s'arrête, regarde la maison de son enfance et pleure, puis poursuit son chemin droit devant. A l'entrée de la cité d'à côté, il tourne dans une allée de garages-box. Au début dans l'un d'entre eux, un musulman s'active sur une voiture en garagiste clandestin qu'il doit être. A côté de lui, un jeune capuche sur la tête regarde ce qu'il fait, ce n'est pas sa voiture. De l'autre côté de l'allée, trois jeunes hommes forts vêtus de noir regardent cet étranger qui ose s'aventurer dans leur domaine. Ils ignorent qu'enfant cette allée et cette cité lui furent habituelles, que leur père ou un oncle furent peut-être de ses amis d'école ou de sport. Le sourire aux lèvres, l'air joyeux, il demande au garagiste maître du lieu si l'allée est ouverte au bout, façon de demander la permission de passer. Sans ce retourner, le garagiste lui répond que oui s'il est à pied. Il répond que ça tombe bien qu'il est à pied. Le livreur à capuche rit à sa réponse. Livreur car ici la réparation de voitures n'est pas la seule activité… En partant, il lance un bonjour, bon courage aux trois gardes du corps qui lui répondent un merci étonné devant tant d'audace, une audace inconnue ici. Au bout de l'allée, trois presque plus enfants, habillés de noir, la capuche sur la tête, surveillent cet autre passage. Ils le regardent sans rien dire, s'il est là c'est qu'il en a la permission. Il prend une autre rue longeant d'autres pavillons. Dans une des cours, des angelots de pierre le regardent passer. Au bout de la rue, il retrouve une grande place où il est passé tout à l'heure. En face, l'école de son enfance, à côté le gymnase où il fit du Judo, du handball et le sport scolaire. Devant, une placette a disparue remplacée par une maison de la culture. Tout petit, il se rappelle du manège et du cirque qui s'y installaient.

 

Il traverse la grande place où le soir et le weekend des boulistes jouent à la pétanque. Il a l'impression qu'il va rencontrer cet oncle simplet à cause d'une méningite attrapée enfant. Il ne voit plus ce salon de coiffure où allait sa mère et bien des dames-ouvrières de la ville pour se faire belles et commérer entre elles, s'échangeant les informations et rumeurs sur les uns et les autres. En face, il retrouve le mur du cimetière. Il y entre par la porte principale pour un périple mémoriel de tombe en tombe. A quelques pas de l'entrée, il s'arrête déjà. Les noms qui sont dessus ne sont pas de sa famille ou pas vraiment. Il y a le nom de famille d'amis d'enfance. Dedans se trouvent leur mère, leur père qu'il connut bien. Il y a aussi l'arrière-arrière-grand-mère et l'arrière-grand-mère et la grand-mère de son neveu et de sa nièce, parentes de leur père divorcé de sa sœur ainée. Une année et deux noms disent qu'elle fut un triste et long novembre. Il en manque un troisième, celui d'un mari trop volage pour être inhumé auprès de sa femme et de sa belle-famille. Fidèlement infidèle dans la vie, il est exilé de son épouse dans la mort qui en souffrit tant. Il s'agenouille et récite simplement en silence un Notre père. Il sort une des deux baguettes de pain achetées plus tôt et en prend un morceau. Il croque dedans. Il sort la bouteille d'eau achetée à la gare et en boit une gorgée. Il en verse sur le morceau de pain qu'il pose dans la jardinière de la tombe. Il se relève et va vers une autre tombe, la prochaine station de son parcours mémoriel. Il croise les gardiens du cimetière et leur conte l'histoire de ses grands-parents Justes parmi les nations et leur indique où est leur tombe. Le devoir de mémoire de la Shoah c'est aussi cela, dire la mémoire de ceux qui eurent le courage de s'opposer à la barbarie sans autre considération que celle d'humanité. En passant devant une tombe, il remarque le nom qui lui rappelle celui de cette belle blonde aux yeux gris-bleus dont il fut secrètement amoureux en 4e. Il la croisait en rentrant chez lui, elle attendant son bus. La deuxième station n'est pas de sa famille non plus. C'est l'épouse d'un ami d'enfance de sa mère, également collègue et ami de la grand-mère outragée devant la tombe de laquelle il vient de s'arrêter. Il connaissait bien sa deuxième fille, Laurence la si douce. Ils auraient bien aimé les marier mais lui avait envie d'autres et peut-être elle aussi. A cet enterrement, quatrième de cette même année du long novembre, ils s'étaient une fois de plus retrouvés, amis d'une enfance partie il y a longtemps déjà. Laurence était toujours aussi douce et sa tenue de deuil lui apportée un côté érotique qu'il avait apprécié, toujours à l'affut de ces images de femmes belles ou moins belles le faisant rêver d'élans sensuels bien souvent jamais réalisés. Sa sœur toujours aussi dynamique et plus naturelle avait aussi son érotisme à elle. Cet érotisme, elles le devaient à un père efféminé et très jovial. C'est à ce couple qu'avec sa femme ils avaient loué un mobil-home dans ce camping du midi quand, quittant les hautes montagnes des Dolomites, ils s'étaient rapprochés des plages réclamées par leurs enfants. Sur cette tombe, il continue  ce repas rituel accompagné de la même prière.

 

La prochaine tombe est de sa famille la plus directe. Elle porte son nom et les prénoms de son père et de sa mère. Un grand cœur en granit rose dépasse de la stèle, disant leur amour. Ce n'est pas une stèle de colère comme celle évoquée sur le poster Interstellaires de cette chanteuse à la chevelure de feu qu'il a affiché sur le miroir de son séjour. Il pourrait dire qu'elle est son idole si ce mot ne lui était interdit par sa religion catholique et s'il avait une signification pour lui. Ce n'est pas non plus un amour imaginaire de fan. C'est juste une union d'âmes avec cette mystérieuse dont les chansons ont souvent plusieurs sens, sens multiples qu'il se plait à lire jusque dans les plus cachés en initié par des maîtres invisibles à une Alchimie aux résonances de chamanisme celtique. Si le repas rituel est encore identique, la prière ne peut-être aussi simple. Il y ajoute un Je vous salut Marie qu'il prolonge par un temps de recueillement où dans le silence de son cœur, il leur dit des choses qu'il aurait voulu leur dire, entre amour déclaré et confession de péchés d'enfant et d'adolescent. Les prochaines tombes seront aussi à son nom. Au fur et à mesure des unes et des autres, il remonte le temps familial sur deux autres générations jusqu'à l'arrière-grand-mère qui arriva de Lorraine après cette première guerre entre allemands et français à la fin du XIXe siècle. Avant, il s'arrête à celle de ces grands-parents si courageux. A chaque tombe, il reproduit son repas rituel d'eau et de pain et dit ce simple Notre Père. De la jardinière de celle de ses grands-parents, il sort enterrée dedans une plaque en étain avec dessus le nom d'un homme inconnu. Il la redresse et l'expose. Si elle est là, il y a une raison, une raison qu'il n'a pas à juger. A côté du nom de sa grand-mère est celui de la deuxième femme de son grand-père. Après une Jeanne, il épousa une Jeannette, une petite Jeanne. A côté de sa grand-mère, elle était petite par son envergure et grande par sa méchanceté. Comment son grand-père avait-il pu épouser une telle femme s'était-il toujours demandé. Il l'avait voulue, sans doute aimée, il n'avait pas à juger. Il se rappelle du jour de ses funérailles. Ils étaient seulement six avec le prêtre dans cette église où un mois avant avaient eu lieu celles de son père dans l'église pleine. Ils avaient été organisés par un ami de son grand-père qu'il avait connu aux anciens combattants. Il lui avait juré de s'occuper de son épouse après sa mort et il s'en occupa malgré le caractère acariâtre de celle-ci. Jugement du ciel ou venu de l'au-delà ? Elle mourut dans de terribles souffrances suite à une gangrène provoquée par des morsures de rats. Son grand-père, comme lui, avait toujours eu des chats, le dernier était mort juste après son père la laissant seule face au terrible animal dévoreur de chairs. Dans cette tombe commune est aussi cet oncle simplet qui aimait tant lire et marcher. Il était très craintif se méfiant toujours d'autrui, cet autrui si souvent prompte à se moquer de lui le simplet. Il repart dans l'autre sens allant vers le fond du cimetière.

 

Toujours la famille, cette fois celle de sa mère. Il retrouve ses grands-parents maternels et sort la deuxième baguette de pain pour un nouveau repas rituel. A quelques tombes un autre oncle paternel, ancien résistant comme son grand-père. Il ne l'a jamais connu. Quelqu'un encore vivant connait-il son histoire ? Il faudra qu'il demande. Ce dernier repas rituel terminé, il sort du cimetière par la petite porte du fond. Il retrouve des rues connues par lesquelles il allait à pied au marché avec sa mère et plus tard, passait en vélo retrouver ses amours d'adolescence ou simplement se promener. Il revient près de la place du marché. Il la laisse à sa droite pour passer derrière ce marché tant fréquenté. Il traverse une autre cité où une de ses tantes repasseuse vécue. Elle mourut d'un cancer de la plèvre, victime de l'amiante dont étaient revêtues les tables-à-repasser professionnelles dans le temps, cancer professionnel non reconnu comme tant d'autres. Combien sont-ils à mourir trop tôt d'un travail qu'ils aiment et qui les empoisonne chaque jour un peu. Des centaines de milliers ? Des millions ? Il repasse par le souterrain, le paumé n'est plus là. Il regarde sa montre, il accélère le pas, il doit être au point de récupération à temps. Après une bonne demi-heure de cette marche rapide, il y arrive. Il est devant l'entrée du parc de la poudrerie à côté des magasins de la marine qui attirèrent les bombardements des alliés durant cette guerre où ses grands-parents et oncles firent preuve de courage. Devant un vieil immeuble déserté, un panneau annonce : Terrain militaire, défense d'enter, Direction Générale des Armées. Une femme musulmane voilée d'un beau voile blanc attend aussi un bus. Une autre jeune-femme arrive suivit d'un bus. Elles montent toutes deux dedans, il va vers d'où il vient. Il aurait pu le prendre en arrivant, mais non, il devait marcher droit devant. Il sort de son sac les donuts et la bouteille de soda et reprend des forces. Le grand bus blanc à l'immatriculation DGA arrive, en retard, il commençait à s'inquiéter. Au lieu de le ramener directement à la gare, il s'arrête au milieu du parcours. Il prend un autre bus au numéro 20. A peine dedans, un appel inconnu s'affiche sur son smartphone et s'arrête immédiatement. L'heure de l'appel est 19h19… Il arrive enfin à la gare, il est tard. Il prend le dernier bus pour renter chez lui. Arrivé à sa maison, il se déshabille et prend la fin de la baguette de pain. Il en rompe un morceau, le mouille et le dépose dans le calice de son offertoire. Il prend la canne qui fut celle de sa mère et de sa grand-mère, sort dans son jardin, la lève vers le ciel et fait une prière silencieuse. Puis il rentre et la pose à côté de son offertoire. Sa journée hors du temps terminée, il ouvre la télévision et reprend contact avec cette réalité moderne qui est celle de tant de personnes, laissant l'autre réalité se continuer. Dans cette autre réalité, ses convives continuent ces repas rituels commencés dans le cimetière de son enfance attablés dans son séjour…

 

Cimetiere sevran 001

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