Jolie et folle rencontre

Jolie et folle rencontre

Il est 15h30. J'attends le train qui doit m'emmener à Paris. Pourquoi celui-ci ? Le hasard d'une journée entre deux rendez-vous. J'ai rendez-vous ce soir avec mon ophtalmo à 18h50. Ça fait au moins six ans que je ne l'ai pas vu et les lunettes que je porte ont au moins dix ans. Ce midi, j'ai déjeuné avec ma sœur aînée, une pizzeria dans la galerie du centre commercial comme d’habitude. Après, je lui ai montré où j'habite. C'est un appartement assez grand dans une tour près du canal. Un coin tranquille d'une grande cité d'une préfecture de grande banlieue. J'y habite avec deux autres co-hébergés par une association d'aide aux SDF. C'est récent, un peu plus de un mois. Avant, j'ai vécu et dormi à la rue durant plus de quatre mois, en ville et à la  campagne, dormant une nuit dans un recoin d'une rue piétonne devant un traiteur italien, une nuit sur un banc en pierre le long du parking du centre-ville, une nuit dans un fossé du parc de la gare, une autre sous un pont à côté d'une écluse avec un copain, avant d'en être chassé par sa copine revenue, pour aller dormir dans un bosquet en pente entre une grande avenue et la ligne de chemin-de-fer pour finir par partir dans un village proche dormir à côté d'une aire de jeux, sous un sapin avec pour seule compagnie oiseaux et animaux nocturnes et belles âmes endormies. Ainsi l'aléa de la durée de notre déjeuner et de nos discussions m'a amené à prendre ce train.

 

Deux stations après, elle est montée et s'est assise sur la banquette d'en face blottie contre la fenêtre. Elle doit avoir à peine trente ans ou juste un peu plus. La peau claire, les cheveux chatains bouclés, avec ses yeux bleus inquiets derrière ses lunettes fumées en écaille noire, je la trouve plutôt jolie. Dans un caban en laine noire, elle est fine. Elle a des écouteurs aux oreilles d'où sort aucun son audible pour moi. Après une période de calme, elle se met en mouvement. Elle retire la fine bandoulière de son sac qu'elle porte en travers et le pose à sa gauche face à moi. Nous sommes seuls sur ce petit coin de train de banlieue multicolor. Le wagon est assez silencieux. Elle ouvre son sac-à-main et y fouille comme si elle y cherche quelque chose. Des papiers pliés, des tickets de caisse passent d'une main à l'autre, d'un compartiment du sac à l'autre, d'une pochette en cuir à une autre. Ses mouvements commencent à ressembler à de l'agitation. Elle ouvre son caban sous lequel est une veste de même couleur couvrant une chemise en coton épais à damier noir par dessus un tee-shirt gris foncé. Malgré ces couches de défense superposées, je distingue son corps de jeune femme aux proportions agréables à l'homme qui la regarde. Son pantalon est d'un velour crème donnant à l'ensemble un aspect de douceur. Aux pieds, elle porte des botinnes noires dont elle cogne ma jambe dans un mouvement involontaire ou pas. Elle s'excuse. Je lui réponds d'un sourire et d'un ce n'est pas grave, premier contact entre nous. Elle continue de mouvoir ses mains dans son sac-à-main et en sort un agenda épais de dessus d'une petite bouteille d'eau de source bon marché qu'elle redresse. Elle la manipule plusieurs fois cherchant une position idéale à son goût faisant émettre ce bruit si caractéristique de ces plastiques fins. Elle ouvre l'agenda, se saisit d'un papier qu'elle regarde à peine et range aux côtés d'autres sous le plastique d’une pochette rose qu'elle replis en deux et range dans la poche intérieure de son caban. Dans ce mouvement presque maladroit tombe son lecteur numérique musical à l'aspect neuf alors que ça fait des années qu'il n'est plus vendu. Elle le remet sans même le regarder. Tout son corps est devenu une suite de mouvements vifs pendant que son regard s'enfonce dans son intérieur derrière ses lunettes aux verres fumés gris.

 

L'agenda me donne l'impression d'être celui d'une lycéenne rêveuse avec des dessins et des couleurs. Au milieu, je distingue un carton jaune. Il ressemble à ceux qu'on nous donne dans les hôpitaux quand on doit suivre un protocole de multiples rendez-vous. Elle continue de tourner rapidement les pages cherchant toujours je ne sais quoi avant de ralentir ses mains et de le ranger dans son sac-à-main. Alors elle sort de sa poche un paquet de tabac à rouler, un de feuilles de cigarettes et un de filtres. Elle prend une feuille et la pose sur sa main. Ses mains sont longues sans être fines. Elles ont une belle épaisseur charnue sans êtres rondes. Elles ne sont pas celles d'une pianistes, plutôt celles d'une artiste plastique qui aime manipuler et malaxer la matière créative. Ses ongles sont courts et propres. De ses doigts agiles, elle prend un peu de tabac blond qu'elle étire sur la feuille. A une extrémité, elle dépose un filtre avant de rouler habillement la feuille transformant cet entassement hétéroclite en une cigarette qu'elle termine en sortant d'entre ses lèvre sa langue humidifiée qu'elle fait glisser le long de la feuille dans un geste sensuel. Elle met sa cigarette nouvellement créée dans son paquet de tabac puis relève la tête. Elle me regarde, je lui souris. Je regarde briller le clou argenté qui transperce sa belle lèvre juste au dessous de l'anneau de même métal qu'elle porte au nez. Dans son apparence plutôt classique, c'est la seule originalité qui la transforme de jeune femme sage en femme rock. A la vue de ces décorations métalliques, je m'attendais à voir une boulette de shiit ou un petit paquet d'herbe. Mais point de ces substances, juste du tabac. Elle reprend une feuille, un filtre et recommence à fabriquer une nouvelle roulée selon le même protocole. De nouveau, entre le clou et l'anneau de métal, elle sort le bout humide de sa langue qui parcoure la feuille comme un corps charnel. Je me mets alors à désirer cette langue dans ma bouche sur ma langue toutes deux se mouvant en un corps à corps érotique.

 

Elle range la deuxième auprès de la première et lève de nouveau la tête. De nouveau nous croisons nos regards et échangeons un autre sourire. Elle se rebaisse et s'active à une troisième. Les yeux baissés, d’une bouche ouverte largement souriante, elle me lance un vous fumez ? Puis elle lève la tête en demande de la réponse. Je lui réponds un non accompagné du mouvement ad hoc de ma tête et d'un sourire. J'ai arrêté il y a trente ans, j'ajoute. Il y a trente, je vous en aurais offert une me dit elle joyeuse. Je l'aurais accepté avec plaisir, je lui réponds. Faite main, ajoute-t-elle. En plus, je relance. Le va et vient de sa langue terminé et la troisième roulée rangée, elle se redresse encore.

  • Vous me rappeler un professeur !

  • Un professeur de quoi ?

  • Un professeur d'histoire.

  • J'ai toujours aimé l'histoire.

  • Il s'appelait monsieur Berger. Il savait rendre le cour intéressant par des anecdotes. Par exemple, il nous a expliqué que les chemins de fer ont pu exister quand on a su cintrer les roues. Il fait partie de ces professeurs qui pourraient enseigner à l'université et qui enseignent plus bas.

  • Vous l'aimiez bien !

Oui ! Je ne l'ai eu qu'une année dit-elle entre regrets et nostalgie de la lycéenne amoureuse de son professeur.

  • Que faites-vous ?

  • J'ai été malade six ans. Aujourd'hui, j'apprends l'informatique. Je suis à l'école 42. Vous savez, ils prennent aussi des vieux !

Je souris et prends sans me vexer cette remarque de cette jeune femme nature qui vient me rappeler sans le vouloir notre grande différence d'âge. Elle doit être proche de l'âge de ma fille aînée.

  • C'est quoi votre maladie, si ce n'est pas indiscret ?

Je suis bipolaire me répond-elle droit dans les yeux avec la fierté de la femme qui sait qui elle est quand tant d'autres à son âge se cherchent encore.

De cette révélation inattendue, elle commence à me parler de son parcours médical. Elle n'est pas du coin. Avant d'être ici, elle était dans le sud de Paris. Elle me dit avoir été à Ville-Évrard. Cet établissement hospitalier spécialisé en psychiatrie est connu pour accueillir des cas de assez lourds à très lourds. Je comprends alors que cette jeune femme vient de passer six ans à aller d'établissement psychiatrique en établissement psychiatrique entre deux espaces d'air libre avant d'entrer dans un projet professionnel d'informaticienne. Je pourrais remettre en question cette formation technique au regard de son parcours médical mais je la crois, sachant la particularité de l'École 42. Au regard de ce même parcours médical, d'autres auraient coupé court et pris leurs distances. Je n'en fais rien. Aujourd'hui, SDF logé dans un abri qualifié d'urgence, j'ai aussi connu la psychiatrie. C'était à l'été 2013. Un traitement contre l'hypersomnie très puissant, pris depuis douze ans, a eu raison de ma raison me plongeant dans des bouffées délirantes aiguës. Je lui en parle et son regard s'éclaire. Nous faisons partie de la même tribu, la tribu des fous. De faire en plus partie de la tribu des SDF attire d'elle une certaine admiration. L'homme qu'elle avait cru être cet ordinaire lui rappelant son professeur d'histoire à son apparence est un marginal comme elle. Il est un de ces extraordinaires que d'autres nomment anormaux se coulant si facilement au milieu des gens ordinaires.

 

De ces doubles révélations, la conversation se nourrit d'anecdotes vécues dans les îles des fous. Elle m'explique qu'elle vient d'arriver et que son nouveau médecin est le meilleur quelle est eu. Il sait l'écouter longuement et fait des remarques judicieuses. Je sens qu'au delà du lien entre soignant et soignée, s'est développé un lien affectif. Elle me parle brièvement de son père comme un absent-présent. Est-elle en recherche d'un nouveau père ? D'un père qui ne l'abandonnerait pas dans des espaces clos entre fous. Quel jugement porte-t-elle sur ce père qui a dû affronter une fille bipolaire, auquel le corps soignant n'a proposé que l'internement ? Elle me rappelle ce jeune garçon que j'ai croisé durant mon séjour psychiatrique qui suivait depuis son adolescence une scolarité à distance ne pouvant sortir d'un établissement dit de santé. Je pense aussi à ma nièce, aujourd'hui deux fois maman, qui enseigne, depuis son premier poste il y a vingt ans, dans un institut médico éducatif où sont accueillis des enfants et adolescents atteints de déficience intellectuelle comme il est écrit dans la brochure de présentation. Combien d'extraordinaires sont classifiés déficients et parqués en dehors de la société dites normale ?

 

Le train arrive à la gare de l'est, je range dans mon portefeuille la petite carte avec les numéros d'appels des urgences psychiatriques que j'ai toujours sur moi comme un gri-gri pour conjurer le sort. Nous descendons ensemble alors que nous étions de parfaits inconnus trente minutes avant. Nous passons les tourniquets et échangeons nos avatars sur les réseaux sociaux. Nous nous demandons mutuellement où chacun va en nous serrant la main. Puis je lis dans ses yeux cette envie de plus. Alors je m'approche et l'embrasse sur ses douces joues, récompense de la jeunesse à la maturité. Nous nous séparons dans un dernier regard aux intonations de à bientôt pour chacun reprendre le cours de sa journée refermant cette folle parenthèse. Au revoir jolie et folle Sarah.

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